Court Bouillon 6

EPILOGUE

Pourquoi avoir consigné ce récit d’une tranche de vie qu’il serait salutaire de jeter aux oubliettes ?

Pourquoi ne pas se contenter de se vautrer dans les lauriers de la victoire ?

Pourquoi parler de ce misérable mollusque méchant, laid, stupide ? Ciao Régis, va bene.

En premier lieu, parce que je suis arrogante et narcissique, c’est mon côté paonne.

En second lieu, parce qu’il faut justement se souvenir de chaque détail de cette parenthèse grise, pour mieux jouir des instants ordinaires de la vie.

En réalité, je voulu faire ce récit pour trois autres raisons.

1 – Pour commencer, il s’agit d’encourager au changement ceux qui sont comme moi, et j’en connais beaucoup. Les papillons éphémères se ramassent à la pelle.

Les procrastinateurs, les flemmards, les trouillards, les jeanfoutistes, les fanfarons, les trop-pressés-trop-occupés, les professionnels de l’insouciance, les gâtés bien portants qui croient jouir d’une potion d’invulnérabilité. Ceux qui croient que le dépistage n’a d’intérêt que lorsqu’il s’applique à un talent ou aux urines des coureurs du Tour de France.

Nous ne sommes pas obligés d’être stupides, c’est facultatif.

Nous sommes de petits êtres fragiles et mortels. Donc faisons-les, ces fameux dépistages, au lieu de nous planter la tête dans le sable pour ne pas voir les crabes à la surface.

Nous avons un système de santé publique qui reste encore remarquable à bien des égards, avec des politiques de prévention gratuite. Cessons de faire les idiots, la peur de la mort n’est pas une excuse valable pour jouer à cache-cache, les fous qui l’ignorent sont sûrs de perdre.

Et les filles, bordel de merde, faites vos mammographies tous les deux ans, n’attendez pas que la mort vous trouve du talent, pour reprendre les mots d’un grand philosophe descendant raté de Paul Valéry.

Aujourd’hui, on détecte une tumeur de quelques millimètres seulement, on enlève cet embryon de Régis ridicule, et très souvent, la chimio n’est même pas nécessaire.

J’ai lu les arguments des groupes anti dépistage, ceux qui cherchent à démontrer que le dépistage systématique n’est pas la bonne façon d’agir.

Cela m’a mise en colère. Une mammographie de dépistage m’a sauvé la vie. Je ne sentais pas la tumeur qui mesurait plus de 2,5 centimètres. Aucun effet n’était encore visible. Je ne peux pas penser qu’on aurait pu attendre qu’elle grossisse encore plus pour s’en occuper. Je préfère l’idée qui consiste à dire qu’il vaut mieux détecter une tumeur au stade 1 qu’au stade 3. Je préfère clamer partout et à tout vent qu’il faut faire ses mammographies.

Si un visionnaire fou m’avait dit qu’un jour, je proférerais ce genre de phrases sans autre motif que mon intime conviction, j’aurais ricané. Considérons que ma bêtise passée me rend crédible.

2 – Ensuite, il me semble qu’un récit peut être utile pour celles qui viennent de découvrir leur cancer du sein, le cancer le plus fréquent chez les femmes, presque 60 000 nouveaux cas par an en France, 60 000 femmes qui vont suivre ce même parcours. Une femme sur huit le suivra dans sa vie.

A toutes ces femmes, je dédie ces quelques mots : pas de panique les amies.

Ce n’est pas une partie de plaisir, c’est parfois pénible et effrayant.

Mais finalement, tout est maitrisé : les protocoles sont rôdés, le parcours est balisé, et la prise en charge est complète. Nous ne sommes pas livrées à l’incertitude et au tâtonnement.

Nous bénéficions de tous les contrôles possibles et imaginables pour que rien ne soit laissé au hasard. C’est profondément rassurant.

Les jeunes médecins sont de plus en plus formés à l’accompagnement des femmes atteintes du cancer du sein, ils expliquent tout, ils sont disponibles. Les infirmières sont aidantes, proches, elles répondent à toutes les questions.

Certaines femmes ne réagissent pas si mal à la chimiothérapie, tout le monde ne fait pas le « effets secondaires challenge ». Les prémédications fonctionnent bien dans de nombreux cas. Les protocoles s’adaptent.

Tout est pris en charge, y compris des séances d’accompagnement psychologique pour celles qui en ont besoin.

La sécurité sociale finance des rencontres avec une esthéticienne, des séances de sport. Nous avons droit aux transports sanitaires pour aller aux séances de chimio et de radiothérapie. Même la perruque est remboursée.

Je n’ai pas souhaité bénéficier de toutes ces aides, je n’en avais pas besoin, mais pour celles qui le veulent, tout est prévu pour simplifier l’accès aux soins, alléger le parcours, accompagner physiquement et psychologiquement.

Il existe également de nombreuses associations qui proposent des soutiens.

Les informations foisonnent sur Internet.

Nous avons plein d’atouts dans notre jeu.

Nos mères n’ont pas eu cette chance.

De nombreuses femmes, dans d’autres parties du monde, n’ont toujours pas cette chance.

Nous l’avons. C’est considérable.

Je rappelle les deux mots magiques à répéter comme des mantras : chance et aventure.

Il est certain que je m’en sors bien, pour le moment au moins. Certaines vivent des batailles bien plus difficiles, d’inimaginables épopées : les jeunes femmes qui subissent des ménopauses forcées, les femmes qui se battent depuis des années, dont les métastases reviennent et vont se promener partout, celles qui enchaînent avec la reconstruction mammaire, certaines qui luttent contre plusieurs cancers.

Et elles y arrivent. Et elles s’en sortent.

Ce mental en acier trempé est la meilleure chance de s’en sortir.

Attention, on a le droit de pleurer, de s’énerver, de perdre courage, de se plaindre, d’être faible. L’humeur est libre tant que le mental continue à briller comme une armure.

Alors on dresse les seins, on inspire goulument, et on refuse de dire son dernier mot.

3 – Enfin, de tout cela, il restera les leçons à tirer. Mon petit carnet est rempli de notes.

Peu d’occasions nous sont données de réfléchir. La maladie libère du temps par la force des choses.

L’attente avant et pendant les examens, les séances de chimio et de radiothérapie, les séjours dans les abysses, les lentes remontées à la surface, tout est propice aux rêveries solitaires et aux pensées dérivantes, les pensées tronc, sans cime ni racine, sans queue ni tête.

Les questions vagabondent en permanence.

Il en résulte quelques réflexions, simplistes certes, mais je vais m’offrir le plaisir de vous les infliger.

Le cancer change le rapport à la vie. Comme toute maladie, je suppose, mais le cancer reste particulièrement porteur d’angoisses mortifères de sorte qu’il bouscule très vite nos certitudes.

Les préoccupations que l’ont pensait essentielles sont assez vite reléguées en seconde division.

Le cancer apprend la distanciation et la relativité.

Aujourd’hui, si quelque chose me contrarie, si je doute de moi-même, si je suis triste, blasée, en colère, ou négative, je suis équipée d’une pompe qui regonfle les chambres à air du cerveau : Je sais que je peux prendre un instant de recul, penser aux pinces télescopiques de Régis, mobiliser mes souvenirs de chimiothérapie, invoquer le concombre des mers.

La conclusion est alors éclatante :

Premièrement, rien n’est finalement très grave.

Deuxièmement, je suis tellement forte que j’ai renvoyé Régis dans sa constellation alors je vais pas me laisser emmerder par un découvert bancaire, un tonton pénible ou un coup de cafard venu de nulle part.

Il m’est arrivé par le passé de faire des crises d’angoisse violentes, je n’en fais quasiment plus. Je reste la « drama queen » de la famille, j’ai une place à tenir, mais les peurs ne m’atteignent plus aussi fondamentalement qu’avant. Merci Régis.

Je sais désormais qu’il faut se délester des poids morts qui nous plombent la vie : les nœuds au cerveau et au ventre, les préoccupations stupides, les envies frustratoires, les récriminations acides, et les personnes nocives.

Envoyer par-dessus bord les cafards, les blafards, les poids-morts et les cons.

Je sais désormais qu’il faut passer les marches une à une. Ne jamais subir le vertige de l’immensité des escaliers à escalader, rester concentré sur la marche à gravir, se réjouir de l’avoir montée, se décerner des auto-félicitations avant d’envisager la suivante, et au besoin, fabriquer des petites marches intermédiaires : autant de petites marches que nécessaire, nous n’avons pas besoin d’être avares, notre capacité mentale de construction de petites marches intermédiaires est illimitée.

En revanche, Régis a laissé un colis empoisonné avant de partir, aussi invasif et proliférant qu’une métastase : la conscience aigüe de la possibilité de la perte de l’autre.

La maladie confronte à la finitude de la vie. C’est surmontable pour soi-même. Mais où est le manuel de survie pour celui qui risque de rester seul et démoli ? Mon mari a eu peur de me perdre et j’ai désormais peur de le perdre aussi. On le savait, mais désormais, on le ressent. La nuance est immense.

En revisitant le parcours de mon aventure avec Régis, je retiens finalement plus de positivité que je n’aurais pu l’imaginer.

Je ne le conseille à personne, n’abusons pas de fausses pensées positives, c’est bel et bien un étron puant de la famille des bouses. Mieux vaut éviter de marcher dedans.

Mais c’est aussi une aventure riche, je ne peux pas le dire autrement.

En définitive, le bilan coût/avantage est plus nuancé qu’il n’y parait. Disons qu’il existe une colonne avec des signes positifs, c’est utile de la trouver et de l’intégrer au système, au moment de dresser le bilan.

Et puis tout cet amour, cette gentillesse offerte, parfois par des inconnus, ça n’a pas de prix. C’est un tout, ça va avec le cancer, et ça vaut le coup.

Comme si on avait participé à une nuit d’ivresse géante, à la fin de laquelle on voulait embrasser tout le monde.

Raisonnablement, j’ai peur que mon amour universel envers l’humanité toute entière ne dure pas longtemps.

Mais je vais m’appliquer à cultiver les petites fleurs qui ont poussé dans ce marécage.

*         *

*

Remerciements (sincères, immenses, émus)

A mon mari et mes filles, à ma famille.

A toutes mes copines.

A mes copains aussi, avec un petit coucou à leurs prostates.

A Marie Claude.

Au Docteur BOSSIS, médecin généraliste, et à ses super remplaçants.

Au Docteur AUBRY, gynécologue obstétricien.

A Anne, infirmière en gynécologie.

A Fabienne MARTIN MANDIN, kinésithérapeute.

Au Docteur BORE, oncologue.

A mes voisines de fauteuil de chimio.

Au Docteur MARQUIS, radiothérapeute.

Aux manipulateurs et manipulatrices de radiothérapie.

A mes copines éphémères de salle d’attente de radiothérapie.

Au Docteur CURIMAN, dentiste (et merde à mon ex dentiste et à son assistante Carabosse).

A Rodolphe, du salon de coiffure Buenos Hair.

A moi-même.

Au monde entier (oups, j’ai encore picolé avec Régis)

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  1. Régis est un con tout le monde le sait ^^ Mon Gluon, lui va bien bien se la fermer, sinon je lui envoie Princesse, et il va pas moufter je te le dis ^^. Ces 8 mois dans ma vie (oui j’en suis encore au début de la fin comme dirait l’autre). ça m’a appris que la vie, faut la prendre, en manger toutes les miettes. La maladie que je connaissais, je savais la douleur, les protocoles, et à être une malade exemplaire. Le cancer m’a appris, que j’avais des limites, des choses que je ne pouvais accepter. Que la mort c’est pour plus tard. J’ai pas la date, et je m’en fous. Mon stade 3 et moi, on veut prendre tout ce qui passe à notre portée. Je vais vivre jusqu’à la dernière minute, mordre dedans autant que je peux.
    Et les filles (les gars aussi hein, y’en a ne les oublions pas), on se fait une petite mammo, c’est con, c’est chiant, mais c’est utile. Puis le ridicule ne tue pas.
    Merci ma Molette, courage, et chaque matin en prenant ce foutu médoc je pense à toi, et vaille que vaille.
    Des bisous (sinon c’est pas moi :P)

  2. Mollette,
    J’ai reculé le moment de lire car je ne sais jamais ce que me réserve mon hypocondrie facétieuse lorsque je lui donne de quoi bouffer. Mais comme aujourd’hui, je suis bloquée du dos et que c’est sûrement un cancer des lombaires, je me suis dit que les conditions étaient réunies pour me documenter.
    Déjà, t’écris drôlement bien. Tellement bien que si j’ai senti que t’as traversé un vrai océan de merde, j’ai souri t’imaginant avec tes brassards schtroumpf et ton bonnet de bain dernier cri.
    Je te remercie pour ton témoignage précieux, sans détour mais sans pathos. C’est sincère, fanfaron, humble, rageux, terrifié, malicieux, épuisé, plein de vie. T’es belle Mollette.

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