Court bouillon 3

Avant de voir l’oncologue, les examens s’enchaînent. Scintigraphie du cœur, scintigraphie des os, scanner, prises de sang.

En saison 2, les piqures et les prises de sang ne font plus peur, c’est la routine.

Globalement, pendant 10 jours, on m’envoie plein de liquides dans les veines. Après, je fais pipi bleu, pipi rouge, je fais des arcs en ciel. Hé, Manneken Pis, mon petit bonhomme, viens voir et essaie un peu de faire pareil qu’on rigole.

Je découvre plein de machines, celle sur laquelle on glisse en tapis roulant, celle dans laquelle il faut entrer dans un tube, celle sur laquelle on est sanglés comme un rôti. C’est Disneyland : tu attends beaucoup trop pour un tout petit tour dans le manège. Il y a même des machines qui parlent : « Inspirez, Retenez votre respiration, Vous pouvez expirer ». La même voix qui dit habituellement « Tournez à droite » et « Prenez la troisième sortie ».

Ces machines viennent me chatouiller la claustrophobie, je dois puiser dans mon courage légendaire, si légendaire qu’on ne l’a jamais vu en vrai. Disons que ces petits intermèdes ne me plaisent pas du tout.

Je dois coûter un pognon de dingue à la sécu, vu que je ne paye jamais rien (merci les SPEG). J’amortis mes 30 ans de cotisations qui n’avaient jamais servi.

En médecine nucléaire, tout le monde doit sortir de la salle des machines à cause des radiations. Eh les amis, moi j’y reste, dans la salle, vous êtes sûrs que c’est normal ?

Je découvre le scanner. On me fait entrer dans le vaisseau de Star Trek. Longue vie et prospérité.

Une infirmière prévient : j’injecte un liquide, d’un seul coup vous allez avoir une impression de chaleur dans tout le corps et l’impression de vous faire pipi dessus.

Tout se passe exactement comme annoncé, vague de chaleur de la racine des cheveux jusqu’au bout des doigts de pied, sensation de vessie qui se vide, les klingons attaquent.

L’infirmière revient, c’est déjà fini, je peux partir.

Misère, je ne sais pas si j’ai eu l’impression de faire pipi ou si je l’ai fait pour de bon. Capitaine Kirk, tournez-vous, j’aimerais conserver un peu de dignité … Bon, finalement c’était juste une impression, je peux quitter le vaisseau la tête haute et les fesses propres.

Les examens de contrôle sont finis. C’est l’heure de la première rencontre avec l’oncologue.

Je préviens JP – mon mari – que ça va sûrement se compliquer. J’imagine qu’il faudra suivre un régime alimentaire strict pendant la chimio, ça va durer des mois, on ne va pas rigoler.

L’oncologue est jeune, comme il se doit, et c’est un géant, il doit mesurer plus de 2 mètres et il est tout maigre. JP, qui ne retient aucun nom, l’appelle Ramzy, ça le rend drôle et attachant, ma foi je prends.

Dès notre arrivée dans son bureau, ce jeune blanc bec me prend de travers, il me demande si je suis à la retraite. Moi, une jeune fille en fleurs-même-pas-fanées, moi, en retraite ! JP pouffe. J’embraye : « JP, prends tes affaires, on s’en va ». On fait semblant de se lever. Ramzy devient tout rouge, le pauvre.

Mais non c’est une blague, on reste, allez, envoyez les missiles.

On commence par la bonne nouvelle. Le cancer est parti, extirpé, et renvoyé dans sa constellation, auprès de Castor et Pollux.

Tout ce que l’on fera désormais consiste à finir proprement le travail et diminuer les risques de rechute.

Pas le temps de déguster cette délicieuse entrée en matière, il déroule le programme : une séance toutes les trois semaines, deux protocoles, six séances en tout, trois séances pour chaque protocole.

Enumération des risque d’effets indésirables : fatigue intense, nausées, vomissements, diarrhées, constipation, essoufflement, problèmes de peau, mycoses, chute des cheveux, perte des poils, perte des ongles, bouffées de chaleur, assèchement des muqueuses, aphtes, diminution des globules blancs, immunodépression, allergies, boules de feu, raz de marée, nuages de sauterelles.

Trop longue la liste, il faudrait résumer. Risques d’effets indésirables : Tous.

Il me donne une liasse de prescriptions de médicaments à prendre avant et après les séances. Une liasse ! C’est proustien. « A la recherche du temps perdu » écrit en médicaments.

Il a aussi mis un arrêt de travail de cinq mois. Ah non, je n’en veux pas, je suis irremplaçable.

Des questions ? oui, une seule (et je le dis en serrant les fesses, preuve de l’importance obsessionnelle du plaisir alimentaire dans la famille)  : n’y a-t-il pas un régime à suivre ? L’oncologue s’exclame, ah oui, j’ai failli oublier le régime.

Interdiction absolue … roulement de tambour … interdiction absolue de manger du pamplemousse et du millepertuis.

On éclate de rire. On avait imaginé d’horribles privations, plus de sauces, plus de pommes de terre sautées, plus de fromage, plus d’apéritif, un monde de désolation. On ferait presque une petite danse de la joie.

Ma fille me suggère de faire quand-même un jeûne avant la chimio, il parait que c’est une excellente préparation. Laisse tomber chérie, j’ai un cancer, je ne suis pas masochiste. Je ferai le jeûne de pamplemousse, ça ira très bien (coïncidence, je déteste ça, la chance je vous dis).

Avant la première séance, je passe à la pharmacie avec ma liasse. La pharmacienne me dorlote, elle m’explique tout, elle m’offre des plaquettes d’information, plein d’échantillons de crèmes, de sincères encouragements, et un tote bag.

Je suis traitée comme une VIP, même à la pharmacie. Ceux qui attendent derrière moi pendant une demie heure sont verts de jalousie.

Trop de gentillesse décidément pendant ce cancer, je crains de m’y habituer.

4 décembre 2020, chimio 1

L’humeur est moins blagueuse. Je prends un anxiolytique. JP me colle le patch anti-douleur sur la boursouflure du port à cathéter et me dépose sur le parking.

Je dois y aller seule, toujours le covid. Avant la première séance, je vois une infirmière qui me répète tout ce que m’a dit l’oncologue. Ils ont raison, on n’entend rien la première fois.

Je reçois un bracelet en plastique, on m’en donnera un avant chaque séance. Comme au club Med. La comparaison s’arrête là, le concept est très éloigné du Darla Dirladada.

On me donne un numéro de chambre et je me débrouille toute seule pour m’installer. Nous sommes deux par chambre, dès qu’un gentil membre a fini, un autre prend sa place, pas de temps mort.

Quand j’arrive dans la chambre, ma voisine est déjà installée sur son fauteuil, elle fait un vague signe de tête, elle ne décroche pas un mot, elle a mis la télévision à fond, une navrante téléréalité.

C’est contraire à toutes mes projections romantiques. Moi je pensais qu’on s’entraidait entre sœurs de cancer, j’avais imaginé que les plus anciennes prenaient les nouvelles sous leurs ailes bienveillantes. Je comprendrai plus tard que ma voisine est déjà au deuxième protocole, elle porte un casque réfrigéré la pauvre, ça refroidit la chaleur humaine.

J’essaie de comprendre comment marche le fauteuil, je ne comprends rien. Une infirmière qui passe voir ma voisine me montre une télécommande avec plein de boutons pour le fauteuil. Sachant que je sais me servir d’une télécommande comme d’un plan de montage IKEA, c’est un défi.

Il y a des boutons qui représentent le fauteuil avec la partie qui peut bouger, assis couché, monter descendre, d’accord. Mais d’autres sont mystérieux, ils ne montrent que le bonhomme, sans le fauteuil.

Pendant toutes mes séances de chimio, je n’ai jamais osé tester les boutons lévitation et lévitation avec fantômes.

La séance commence, c’est indolore, pas de piqure, pas de perfusion, merci la boîte.

Trois heures plus tard, je peux rentrer, ce n’est pas si terrible une chimio.

Erreur de débutante … La chimio est arme de destruction massive. Elle détruit tout, on n’en sort pas indemne. Dites donc, c’est curieux d’utiliser une sulfateuse pour tuer des résidus microscopiques. C’est disproportionné cette guerre chimique, pourquoi pas un pulvérisateur avec les bretelles et le réservoir dans le dos ?

A la fin de la journée, je prends une teinte verdâtre, ça tangue, je suis crevée.

Le lendemain, ça empire, je ne tiens plus debout, je ne tiens même pas le temps d’un repas à table. Pourtant mon mari a sorti le grand jeu, un fameux jambon blanc purée maison, que j’abandonne piteusement pour aller dormir.

Pendant une semaine, l’évolution est démoralisante, on se dit que ça ira mieux demain, mais non, c’est pire chaque jour. L’énergie est siphonnée. J’avance dans un ralenti poisseux monochrome. Je deviens vulnérable comme un nouveau-né avec un corps de vieillarde.

Le cerveau s’embrume, pas la force de lire, de suivre une conversation, d’être soi-même. Je n’arrive même plus à écouter de la musique. Activité intellectuelle : néant. Activité physique : néant. Activité sociale : néant.

Je suis néantisée, électroencéphalogrammeplatisée.

Les heures sont longues, les jours sans fin. Il faut marcher, j’essaie, au bout de 200 mètres, je suis au bout de ma vie et le trajet de retour est si long.

Ma chimio joue le scénario du Titanic. Tangage, Naufrage, Epave. C’est bon, on a touché le fond ? Non, après le Titanic, je découvre la géologie sous-marine, il y a des fosses et des sous-couches. Descente à pic dans les abysses. A cette profondeur, les poissons rouges n’ont aucune chance de survie. Les concombres des mers, oblongs et mous, arrivent à s’adapter. Je me transforme en concombre des mers. Ce voyage est interminable.

Au bout d’une semaine, ça remonte, et curieusement c’est à ce moment-là que tout lâche. Je pleure. Le concombre des mers est une éponge, j’ai absorbé la moitié de l’océan, il faut essorer.

Direction le cabinet du bon Docteur B, mon généraliste. Je tombe sur un remplaçant, encore plus jeune, bon sang, ils les prennent au collège maintenant. Je lui raconte tout, je pleurniche. Est-ce bien normal ? J’ai une théorie, ce sont sûrement les médicaments qu’on me fait avaler avant la séance qui me mettent par terre, si on les supprimait la prochaine fois ? Et si on supprimait la chimio finalement ?

Le collégien est un sage, il trouve les mots, il calme la bête qui s’emballe. C’est très bien de pleurer, ça libère les endorphines, il y a longtemps que vous auriez dû ouvrir les vannes. Je pleure de plus belle, je dégouline, il cherche des mouchoirs. Je suis désolée, je ne peux pas m’arrêter, je me croyais plus forte que ça. Mais non Madame, selon moi vous êtes la personne la plus forte que j’ai rencontré depuis que je me suis levé ce matin. Oh merci, que ça fait du bien ! Puis il m’explique les bienfaits de la chimio.

Petit cours de rattrapage de la chimio pour les nuls :

La sulfateuse arrose tout pour détruire les cellules, sans faire le tri entre les bonnes et les mauvaises cellules.

Les premières à tomber sur le champ de bataille sont celles qui naissent et meurent rapidement : système sanguin, système pileux, système digestif, et cellules de crabe errantes.

Par chance, les bonnes cellules sont intelligentes, elles savent se reconstruire. Tandis que les méchantes cellules de crabe sont des crétines, elles meurent et ne savent pas se recréer. Ce n’est peut-être pas d’une absolue rigueur scientifique, mais c’est ainsi que je l’ai compris.

Le secret de la chimio tient donc en ces mots magnifiques : le cancer est un con qui ne sait pas reconstruire ses cellules sulfatées.

Cette découverte me convient parfaitement, et je peux désormais donner un nom à mon cancer, ce sera Régis. Référence de vieux, tant pis pour les autres, c’est mon cancer, je fais ce que je veux.

Au bout d’une semaine, le calme étant à peu près revenu, je peux retourner au bureau. Je n’ai pas trop le choix, je suis indépendante et libérale. Mais cela me convient, je vois du monde, je pense à autre chose, je reviens à la vie. J’ai installé un matelas dans un bureau vide, de temps en temps je disparais pour dormir, et vogue la galère.

Il ne reste que deux semaines avant la chimio 2, ça passe très vite. La première semaine après une séance dure un siècle, les deux semaines à suivre passent comme des étoiles filantes. L’élasticité du temps est un mystère métaphysique.

C’est le moment de gérer un autre problème, mes cheveux doivent tomber au bout de 20 jours environ, donc juste avant la deuxième séance.

Au terme d’une réflexion intense, je décide de ne pas prendre de perruque. La perruque c’est nul, c’est moche, ça gratte.

Je vais porter des foulards, je n’ai pas une tête à foulard, mais tant pis, ça semble plus amusant.

J’écume les sites Internet qui vendent des foulards, des bonnets, des turbans. Je regarde les tutos pour apprendre à nouer les foulards. Nœud en haut, en bas, derrière, sur le côté, drapé, enroulé.

Les modèles sont des filles de 20 ans, avec des yeux éblouissants, un ovale de visage parfait, une peau de pêche, ça donne envie d’être chauve.

Google décide que je suis passionnée par les turbans de chimio. Quelles que soient mes navigations ultérieures, il me propose des photos de turbans pendant des semaines. Je cherche la recette du saumon gravelax, turbans de chimio. Je consulte le programme télé, turbans de chimio. Mais lâchez-moi le turban nom de dieu.

Je reçois mes foulards, ils sont beaux comme sur les photos. Sur moi ils sont moches. J’ai une tête de cul avec une couche pampers.

On est à quelques jours de la deuxième séance, mes cheveux vont tomber d’un jour à l’autre, au secours, je veux une perruque tout de suite. Aucune constance. Je commande une perruque sur Internet.

La plupart des femmes passent par des coiffeurs, qui se font livrer quelques modèles de perruque présélectionnés pour pouvoir faire des essais. On trouve même désormais des professionnels spécialisés, des socio-coiffeurs, des socio-esthéticiens, des socio-tout, qui peuvent faire du bien. Il ne faut pas hésiter, on le mérite bien.

Pour ma part, je n’y ai même pas pensé, j’ai directement commandé une perruque sans l’essayer. Il suffit de repérer la perruque la plus proche de ses cheveux naturels si on ne veut pas modifier son image. Ma perruque était parfaite, la plupart des gens ne se sont même pas aperçus du changement.

Avec le recul, je me pose la question de la pertinence de ce choix.

Comprenez bien : A cette étape de l’aventure, nous avons la possibilité, une fois dans notre vie, de nous faire un plaisir complétement fou : changer de cheveux, sans aucune limite ni contrainte. Je peux décider d’avoir les cheveux de Monica Belluci ! ou une longue crinière rousse avec des reflets bonds vénitiens. Nicole Kidman les filles !

Au lieu de profiter de cette occasion, je me la joue petits bras et je m’offre une chevelure banale proche de mes misérables attributs habituels. Le manque de panache, quoi.

Evidemment, si tu t’offres Monica ou Nicole, c’est moins discret, cela suppose que tu passes six mois à décliner ton identité et à raconter ta maladie à tes interlocuteurs. Je ne sais pas. C’est à réfléchir, et je n’ai aucune envie de refaire l’expérience pour tester l’alternative « cheveux de folie ».

A huit jours de la deuxième séance, arrive alors le stupide accident de parcours. Je me casse la dent de devant, celle qui se voit dès qu’on ouvre la bouche, il en manque la moitié. Je le prends très mal, niveau fin du monde.

Je vais bientôt être chauve, d’accord, mais chauve et édentée ! La petite sœur de Popeye ! Pire, la mère de Popeye ! Je ne peux pas, vraiment pas.

J’appelle mon dentiste, j’explique, c’est une urgence psychiatrique. L’assistante me propose un rendez-vous dans 3 mois. Mais je n’ai pas 3 mois, Carabosse, j’ai 3 jours, au secours. Elle ne peut rien faire, elle est froide comme un vieux glaçon amer.

Elle me dit d’appeler d’autres dentistes. Quoi ? Ce dentiste me suit depuis 30 ans mais je dois en trouver un autre pour gérer une urgence psychodentaire, dans mon département où les dentistes ne prennent plus les nouveaux clients.

Note pour mon petit carnet de bord : Ne plus jamais remettre les pieds chez mon dentiste. Ni les dents.

Je finis par trouver une dentiste humaine, elle me reçoit en urgence, elle répare ma dent, elle est adorable, je suis sauvée.

Les petites victoires transcendent les guerriers. Après cette victoire décisive sur la traitresse incisive, je suis prête pour la calvitie.

Trois jours avant la deuxième séance de chimio, mes cheveux tombent, par poignées. Je sens mes cheveux sur ma tête comme s’ils étaient vivants. J’ai l’impression d’avoir une colonie de fourmis sur le crâne. Je ne sens plus que ça, mes cheveux crient, ils me supplient de faire quelque chose.

Ma coiffeuse est à 35 kilomètres, trop loin, pas le temps. Je rentre dans le premier salon de coiffure sur ma route, à côté du bureau. Bonjour Monsieur le coiffeur, on ne se connait pas mais je voudrais que vous me rasiez la tête. Le pauvre, il est pétrifié. Je lui explique, chimio, fourmis qui gigotent sur ma tête, il me propose de repasser le soir à la fermeture. Je ne sens pas l’enthousiasme. Tant pis, il faut avancer.

Une fois de plus, mon archange veille.

Le coiffeur m’a fait revenir à la fermeture pour qu’on soit tranquilles, il me demande si je veux être installée devant un miroir ou sans miroir, il est profondément empathique et m’explique que sa femme a eu un cancer du sein l’an passé, il a dû la raser, il comprend tout.

L’épreuve se transforme en parenthèse.

Je joue quelques minutes avec l’idée de faire croire à mes copines que j’ai besoin d’elles, que j’ai souvent entendu parler de filles merveilleuses qui se font raser en même temps que leur copine cancéreuse, ça aide bien parait-il. Je renonce, elles seraient capables de le faire. Mauvaise blague.

Me voilà chauve. Sans commentaire. C’est comme ça, ça fait partie de l’aventure. J’étais préparée mentalement.

Je vois beaucoup de femmes donner des conseils pour conserver sa féminité. La plupart des articles sur le cancer donnent de longues listes de produits et d’astuces beauté. Être chauve, belle et bien dans sa peau.

Je le comprends, mais c’est très personnel. S’il en ressort du bien-être et de la réassurance, c’est parfait, il faut le faire, profiter de tous ces conseils, et à fond. Si ce n’est pas le cas, on laisse tomber. Chacun fait ce qui lui plait, ici comme en toute chose. Nous n’avons aucune raison de nous charger avec des contraintes inutiles alors que nous portons déjà un gros Régis obèse.

Me concernant, ces injonctions à rester dans les standards féminins étaient insupportables. A celles qui le vivent comme moi, je ne donne qu’un conseil : éviter les miroirs pendant quelques temps, la vie est ailleurs.

Je mets les foulards quand je suis avec mes proches. Ils me disent que je peux rester avec mon crâne nu à la maison mais c’est au-dessus de mes forces, je n’y arrive pas. Je mets la perruque quand je reçois des clients et quand je dois prendre la parole en public. Mon associé et meilleur ami me prévient quand je la mets de travers.

Je m’habitue à tout, les foulards, la perruque.

Chimio 2, le 24 décembre

Joyeux Noël. Je m’en fous, je n’aime pas Noël.

Mon mari et mes enfants me laissent choisir le menu du non-réveillon. Je choisis gambas au barbecue, frites, et beurre d’ail, notre plat fétiche de l’été. J’ai le droit, j’ai chimio, je fais ce que je veux.

J’ai encore un peu d’optimisme, on évitera peut-être les abysses. Non, on ne les évite pas, coulage à pic bien profond pendant une semaine interminable, abîme, abysses, concombre de mer.

Boule de neige et jour de l’an

Et bonne année Grand-mère.

Beurk.

Le scénario ne change pas. Pas le choix, il va falloir s’habituer.

Les intervalles de 3 semaines passent trop vite.

J’attaque la séance suivante sans illusion, je sais que j’aurai le Titanic et le concombre.

15 janvier 2021, chimio 3

Dès que l’infirmière lance le produit et sort de la chambre, c’est la panique. Je sens le liquide affluer dans tout mon corps, de mes orteils à mon crâne.

Je fais une allergie, c’est sûr. Je sonne, au secours, je fais un choc anaphylactique. Scan cérébral, charriot de réa, passez-moi trois unités de sang (trop de séries médicales US).

L’infirmière arrive, n’importe quoi, le liquide commence juste à passer, il n’est pas rendu dans les doigts de pieds et ce n’est qu’une prémédication inoffensive. C’est une crise d’angoisse, on se calme. Cette aventure me tape sur le système.

Le troisième naufrage est pire, c’est de plus en plus long, je coule pendant une bonne dizaine de jours. Je n’ai plus du tout de souffle, je peine à monter les escaliers, j’ai des boutons sur le ventre, je saigne des gencives et du nez.

Je ne veux plus y aller. Quand on me dit d’un air guilleret que j’ai déjà fait la moitié, j’ai envie de cogner, ça veut dire que j’ai encore la même distance à parcourir.

L’oncologue me reçoit entre la fin du premier protocole et le début du deuxième. Je n’ai plus la moindre envie de plaisanter, j’ai envie de mordre.

J’attaque bille en tête. Est-ce qu’on peut faire un examen, n’importe quoi, genre Startrek, pour savoir s’il y a encore des métastases ? Comme ça, on pourrait éviter de faire un deuxième protocole pour rien ?

Non, on ne peut pas, l’objectif consiste justement à tuer ce qui ne se voit pas, les métastases perfides équipées d’une cape d’invisibilité. Il faut aller au bout du bout, aucune trêve possible.

Il commence à me parler de la fin de la chimio, je vais être convoquée par le radiothérapeute, puis ce sera l’hormonothérapie pendant 5 ans. J’ai entendu dire que l’hormonothérapie fait grossir, est-ce bien nécessaire de le faire ? Indispensable, et il suffit de faire du sport pour éviter d’enfler comme une grenouille prétentieuse. Du sport ! Je le déteste.

La chimio 4 est en approche, j’ai du mal à trouver la volonté nécessaire pour y aller. Je rêve de faire la chimio buissonnière.

Mon cerveau conscient se souvient de la stratégie chimique à l’œuvre dans cette bataille. Ce sont mes émotions et mon corps qui se rebellent contre cet empoisonnement volontaire.

Il faut dire que le mécanisme est vicieux : lutter contre le naufrage, remonter pied à pied des abysses, et s’injecter de nouveau délibérément le poison goutte à goutte quand la tête est sortie de l’eau. Nous frôlons la perversion.

Je décide d’aller voir une femme qui fait de la médecine chinoise, tout le monde m’en parle, elle aide à supporter les effets secondaires de la chimio, mais il est quasiment impossible d’obtenir un rendez-vous avec elle, tant elle est sollicitée.

Je me démène, j’obtiens le rendez-vous. Cap sur la fée chinoise. Au point où j’en suis, c’est une aide comme une autre.

Surprise, la dame est blonde et scandinave.

Elle ne porte pas de masque, en plein covid, alors qu’elle reçoit des malades immunodéprimés. Dès la première minute, j’aurais dû tourner les talons.

Elle me propose une séance d’acupuncture. Pas de souci, une aiguille chinoise, c’est moins fort qu’une piqure, ça devrait bien se passer. Erreur, ça fait mal.

Elle me dit de dormir pendant 20 minutes avec mes aiguilles plantées partout. Elle me parle comme si on passait un moment délicieux. Elle me conseille de dormir alors qu’elle vient de me transformer en porc épic. Mais si je m’endors, si je me retourne, si une aiguille s’enfonce et transperce un organe vital… cette femme est folle. Je suis en train de terrasser le cancer et je prendrais le risque de mourir transpercée par une aiguille d’acupuncture. Non merci.

Elle m’explique ensuite qu’elle va me planter des graines de fleurs dans les oreilles, plein de graines de fleurs, pour faire de l’auriculothérapie.

Une fois ensemencée, elle me donne des conseils de médecine douce.

Je dois manger des sardines, des maquereaux, de l’os de seiche pilé, boire de l’huile de foie de morue et une tisane tous les jours, qu’elle fait venir de Suisse et qui coûte la peau des fesses de Kim Kardashian.

Entre la tisane et tous ces résidus de poissons, je ne sais pas ce que déteste le plus.

Elle conclut en me disant qu’on va se voir pendant des années. Exactement ce qu’il ne faut pas me dire.

Fin de l’épisode sino-scandinave, adieu tisanes, sardines et morues, je laisse tomber.

5 février 2021, chimio 4, début du deuxième protocole

J’attaque la chimio 4 à reculons. J’oublie de poser le patch antidouleur avant de partir, autant rendre ça le plus pénible possible.

Le deuxième protocole s’appelle Taxotère. Qui est le petit génie qui a eu l’idée de donner un nom d’impôt à un protocole chimique ? Le nom suffit déjà à rendre le processus anxiogène.

A ce stade, on me propose de mettre un casque, des bottes et des gants réfrigérés pendant la séance, pour éviter la chute des ongles et favoriser la repousse des cheveux.

Sulfateuse et glacière en même temps, nous montons en gamme.

L’infirmière me passe les bottes, c’est glacé, ça me colle immédiatement une crampe dans chaque pied. Elle me propose de les enlever en cours de séance si ça me gêne trop. Stop ça me gêne déjà trop, dégagez-moi ces seaux à glace !

On les enlève, je n’ai même pas tenu 10 secondes avec mes bottes gelées, ça suffit les délires sadiques.

L’infirmière n’essaie même pas de proposer le casque et les gants, mes yeux en forme de mitraillette doivent être suffisamment dissuasifs.

Samedi, dimanche, les deux jours qui suivent se passent plutôt bien, je vais peut-être mieux supporter le deuxième protocole, certains disent qu’il est moins violent. Je me dis qu’il ne faut pas s’emballer, mais je m’emballe un peu quand-même.

Le lundi matin, je me réveille dans un état lamentable. J’ai mal aux os, j’ai mal au ventre, j’ai des spasmes violents à l’estomac, ma bouche et ma gorge me brûlent littéralement. Toutes les muqueuses de la bouche, gorge, palais, gencives, langue sont en flammes, et mes lèvres sont boursouflées.

J’essaie de me lever, je crie de douleur, impossible de poser le pied par terre. Mais qu’est ce qui se passe ? Le dessous de mes pieds est rouge vif, couleur de crustacé ébouillanté, avec des petites fissures qui brûlent. Impossible de marcher.

Le pire, ce sont les pieds, non la bouche, non la fatigue. Naufrage.

Je suis en colère, folle de rage. Contre ce salopard de Régis le pervers, et contre la sulfateuse. Je comprends que les trois dernières séances seront pires que les trois premières.

Je me traîne pendant une semaine entre le lit, le canapé, et les toilettes. Il est difficile d’ingurgiter quoique ce soit.

Au troisième jour, mon corps se couvre de boutons qui démangent. Mes mains pèlent. J’ai un début de conjonctivite.

J’appelle l’oncologue. Il comprend tout de suite ce qui arrive. Je fais un syndrome mains pieds. Dans mon cas, il s’agirait plutôt d’un syndrome pieds pieds. Par ailleurs (car ça n’a pas de rapport, c’est juste un cumul fâcheux), l’ulcération des muqueuses de la bouche et du système digestif est une mucite.

C’est effectivement très fâcheux, en tous cas, ça me fâche beaucoup.

L’oncologue veut me voir 3 jours avant la prochaine séance, mais il ne semble pas décidé à changer quoi que ce soit.

Il me demande de venir avec des photographies de mes pieds, et il m’envoie chez le médecin généraliste pour soigner la mucite et les démangeaisons. Pour les pieds, rien à faire, le problème va se résoudre avec le temps. Misère.

Trois jours avant la séance, comme convenu, je déboule chez l’oncologue. Je suis remontée comme une pendule, je m’attends à devoir défendre chèrement ma peau.

Il regarde les photos de mes pieds. Il semble impressionné : vous faites vraiment beaucoup de toxicité.

Oui Monsieur, je suis ce genre de personne qui ne fait rien à moitié. Je fais de la lymphe en jéroboams, je coule à pic, je suis capable de me transformer en concombre des mers et en homard bouilli. Je me complais dans la toxicité, c’est la croix qu’il me faut porter.

L’oncologue met tout de suite fin au suspens. On arrête le Taxotère, c’est trop risqué. Je respire enfin, j’étais en apnée.

Il me propose un choix : soit on arrête définitivement la chimio, soit on bascule sur un nouveau protocole moins violent, mais dans ce cas il faudra repartir sur six nouvelles séances, plus rapprochées, une toutes les semaines.

Si on arrête tout, la protection contre les risques de rechute sera moindre. C’est une sorte de pari statistique, car rien ne permet de garantir qu’il y aura ou non rechute, même si on va jusqu’au bout. C’est à moi de choisir, il ne m’impose rien.

C’est un non choix, on ne joue pas avec les statistiques, on ne parie pas avec le cancer. Régis est un tricheur, un fameux joueur de bonneteau. Allons-y avec le nouveau protocole.

Je veux boire la coupe jusqu’à la lie, et non jusqu’hallali. Nuance.

J’aurai donc six séances hebdomadaires avec le nouveau mélange chimique. Adieu Taxotère, Bonjour Taxol. Je vois que le génie des noms médico-fiscalistes a encore sévi.

Je suis soulagée. En même temps, j’ai l’impression de repartir à zéro : de nouveau six séances comme si je n’avais rien fait. J’avais fait deux tiers du parcours. Il me restait deux séances. Il faut tout recommencer.

Troisième protocole

J’attaque les six semaines de Taxol.

Je n’ai plus d’effets secondaires graves, je suis juste infiniment fatiguée. Il est de plus en plus difficile de travailler avec le rythme des cures hebdomadaires.

Mes pieds sont douloureux, mais je suis prévenue que ce sera long à guérir. La peau de la voûte plantaire se détache en grands lambeaux jaunissants qu’il faut couper aux ciseaux, on dirait du plastique moisi.

L’oncologue de permanence examine mes pieds en m’expliquant que ce syndrome est assez rare, environ trois cas par an, alors qu’ils font des dizaines de chimios par jour. Ah ah ah, faut-il que je sois orgueilleuse ! Je me distingue, je donne dans la minorité statistique.

J’ai aussi les ongles des mains et des pieds qui se décollent, la perte des ongles est imminente. Du coup l’oncologue de permanence m’interdit de faire la vaisselle. Il faut bien des compensations. Maintenant c’est ma famille qui le déteste.

Les six semaines se déroulent. Je serre les fesses. Je vois la lumière blanche au bout de ce maudit tunnel chimique.

Avec le recul, le seul conseil modeste que je puisse donner pour traverser la période de chimio, c’est de boire des litres d’eau, de sortir et de marcher dès que c’est possible, même quand on n’a pas envie, ça aide à dissoudre le brouillard et à remonter à la surface.

Surprise lors de l’avant dernière séance : l’oncologue me propose de supprimer la dernière chimio si j’en ai assez. Est-ce que je veux bien ?

Voyons voir. J’ai très peu de goût pour l’état de concombre, je veux bien.

Miracle, c’est fini.

La sulfateuse rentre au garage avec son cortège de vacarme et de fureur. Sonnez les trompettes et soufflez les langues de belle-mère. Le pire est passé !

Mes petites cellules peuvent déposer les armes, parcourir le champ de bataille avec satisfaction, et panser leurs plaies en paix.

Fin de la saison 2. J’ai gagné le droit de passer au niveau 3 de l’aventure.

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  1. Roh lala, mais tellement ça. On a eu la même chimio EC et Taxotere pour ma pomme. Mais j’ai eu de la chance dans ma Clinique on était en groupe, et on devait attendre notre tour pour entrer dans la salle un nombre de places précise (10 je crois), bref on pouvait papoter entre nous, avant et pendant. On a bien rit, on a gueulé et pleurer ^^ J’ai bizarrement des bons souvenirs des jours de chimio, par contre le 5 eme jour après… quand il n’y a plus les médicaments (pourquoi ils les arrêtent mystères…) La vache… la chute aux enfers.. après on remonte péniblement jusqu’à 10 jours, et 3 jours avant la nouvelle chimio, je redescendais… Bref Roller coaster… La Chimio C’est la chose qui m’a dévasté le plus. Je ne sais pas comment on tient humainement à ce truc. On est comme embarqué dans un Tsunami VOLONTAIREMENT (enfin obligée hein, si j’avais su j’aurais dit non). Bref.

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