Court Bouillon 1

Prologue

  • Août 2020, quelques jours avant le bouillon.

Je suis le produit du croisement entre un paon vaniteux et un papillon éphémère.

Mon corps a 55 ans. Mon cerveau a bloqué le compteur à « quarante et quelques », ce qui n’est pas vrai, sans être totalement faux.

Ma famille est parfaite. Mes amis aussi. J’ai un métier passionnant qui me laisse à penser que je suis utile. Je tourne dans mon univers en me croyant irremplaçable. Cette année, je me suis également inscrite à une formation universitaire pour adultes, j’ai frétillé de plaisir quand j’ai reçu ma carte d’étudiante, je rajeunis dites donc.

La suite est prévue pour filer sur les mêmes rails. Quand je serai grande, je serai une retraitée heureuse. Je caresse des rêves ordinaires qui suffisent à ensoleiller l’horizon : Vivre au bord de l’océan, ou en Italie, ou n’importe où du moment qu’on y vit sans contraintes ; puis glisser en pente douce vers les années ultimes, lointaines, dans une coloc de vieilles copines, avec un majordome anglais dont nous pourrons profiter jusqu’à l’indécence, avec l’impunité de la vieillesse naufragée. Désolée pour nos maris, ils ne sont pas dans le scénario du clan des veuves, question d’espérance de vie et de statistiques.

Presque jeune, invulnérable, contente de moi-même. Un poisson rouge dopé à l’ocytocine, heureux de faire le tour de son bocal.

Comme je suis invincible, je ne vois jamais un médecin, pas le temps, pas besoin, je vais bien. Je ne vais pas perdre mon temps dans une salle d’attente pleine de vieux qui toussent. Je ne vais plus chez la gynécologue depuis longtemps, à quoi bon, je ne fais jamais les examens qu’elle prescrit et j’en ai assez de me faire sermonner comme une sale gosse.

Régulièrement, nous dînons au restaurant entre copines. Elles racontent leurs frottis, leurs mammos, leurs bidules et leurs trucs.

Je plonge le nez dans l’assiette, j’attends que ça passe, j’évite toute incursion en terrain hostile. Je ne me vante pas, je sais bien que c’est stupide, mais dans le fond, je suis assez fière de ma bêtise, je ne coûte rien à la sécurité sociale et je suis bionique.

Le 31 août, je reviens de vacances, j’ai nagé, lu, testé plein de nouveaux jeux de société, et nous avons joué au tarot pendant des soirées sans fin en alimentant tous les moustiques de la région.

Nous avons passé des heures à table à raconter des bêtises. Nous nous sommes copieusement engueulés en parlant féminisme, politique, écologie et fin du monde.

On a ri, on a mangé, on a bu. Trop mangé, trop bu, parce qu’en plus je n’ai aucune hygiène de vie. L’hygiène de vie, ce n’est pas la vie.

Je m’apprête avec gourmandise à reprendre le travail. Je râle un peu contre la reprise, pour la forme, histoire d’assurer le drama de base d’une rentrée ordinaire.

Je dois juste remplir une petite formalité préalable.

J’ai pris rendez-vous pour une mammographie le 1er septembre. Toute seule, comme une grande, sans en parler avec le médecin que j’évite comme la peste bubonique. J’ai appelé directement l’organisme de dépistage pour obtenir la prescription. Il a fallu que je trouve leurs coordonnées, puisque je mets directement tous leurs courriers à la poubelle sans les ouvrir. C’était compliqué et contraire à tous mes réflexes reptiliens.

Qu’est ce qui m’a pris ? Je ne sais pas.

Dans ma vie, j’ai fait une unique mammo à 40 ans et depuis, plus rien. Surtout pas, c’est fastidieux et anxiogène, donc j’évite. Je me tâte vaguement les seins tous les 36 du mois, je ne sens rien, ils sont bioniques, comme le reste.

La mammo, c’est la bonne résolution du 1er janvier que je ne tiens pas, chaque année, depuis 15 ans. Bien rangée dans le rayon des « résolutions essentielles pour plus tard – mais urgent – mais tant pis », avec le sport.

Alors pourquoi faire cette démarche incongrue maintenant ? insondable mystère.

Ils m’ont donné un rendez-vous en avril mais il a été annulé pour cause de crise sanitaire. Excellente occasion pour tout laisser tomber, le remettre dans l’étagère des résolutions, et attendre 15 ans de plus. Pourtant j’ai accepté un nouveau rendez-vous au 1er septembre, allez savoir pourquoi.

J’y vais sans inquiétude. Le but, unique, est de pouvoir se dire que c’est fait. La démarche est abstraite, il faut juste cocher la case et passer à autre chose.

La manipulatrice marmonne, on voit mal, il faut prendre d’autres clichés. Le médecin marmonne, on voit mal, il faut faire une échographie. Il voit une ombre à l’échographie, il faut revenir pour faire un prélèvement.

« Un prélèvement » … Je n’entends même pas le mot biopsie, pourtant il le prononce, enfin je crois, mais la surdité passagère, ça existe, il suffit de fermer ses oreilles à double tour quand on ne veut pas entendre. Il m’accompagne au secrétariat pour fixer un nouveau rendez-vous en urgence, il est empathique, je me dis juste qu’il est bien aimable.

Trois jours plus tard, je reviens la bouche en cœur et les seins vaillants. Je n’ai qu’une peur, l’aiguille du prélèvement. Je préviens le médecin que je ne suis pas une femme facile, je fais des malaises pendant une prise de sang, c’est dire que mon seuil de tolérance est au niveau des fondations d’un sous-sol enterré.

Il prépare ses instruments de torture avec l’infirmière, il lui explique qu’il ne prend pas la même taille d’aiguille que ses confrères. A moi, il explique que ça va ressembler à une agrafeuse. Voilà, je le déteste, je suis sûre qu’il prend des aiguilles plus grosses que les autres, je suis tombée sur un dingo. J’envisage de fuir discrètement.

Finalement, ça dure deux secondes et on ne sent rien. Les résultats seront envoyés à mon médecin généraliste sous quinze jours. D’accord, merci, au revoir et à jamais.

Dernière fois que je mets les pieds dans un hôpital, c’est définitif, je n’aime pas du tout le concept.

Quand je sors, toujours pas d’inquiétude, même pas mal, je ne me suis pas enfuie devant l’abominable agrafeuse, je suis fière de moi, c’est une bonne journée.

Dix jours plus tard, mon médecin généraliste me téléphone, il veut me voir, il a appris que j’avais fait une mammo sans passer par son intermédiaire, ce serait bien de venir faire le point.

Je suis surprise, il me connait à peine, je le trouve bien consciencieux et un peu bizarre. Il me dit qu’il n’a pas les résultats, mais comme je ne viens jamais le voir, il pense que c’est l’occasion de faire un petit bilan. De fait, il ne peut pas avoir les résultats puisque les 15 jours ne sont pas écoulés donc je n’insiste pas. Je viens quand ? Demain, ah bon, c’est un consciencieux rapide en plus.

Oui je sais, n’importe quoi, mais l’aveuglement passager, ça existe, il suffit de fermer son cerveau à double tour quand on ne veut pas comprendre.

Nous sommes le 11 septembre 2020, j’ai rendez-vous chez mon médecin, le Docteur B.

Je me lave vigoureusement les dents trois fois de suite, c’est bien connu, il faut avoir la bouche propre pour montrer ses seins à un médecin.

En me lavant une dernière fois les dents avant de partir, mon cerveau se remet à fonctionner. Ma lucidité, partie se promener dans un autre bocal, revient subitement. Elle fait son job, elle me fracasse les neurones. La lumière revient à tous les étages.

Je réalise en quelques secondes, noyée dans le dentifrice, qu’une tempête est en approche. Le docteur B me connait à peine, il ne m’appelle pas après une mammographie et un prélèvement pour me proposer de faire connaissance. Il a les résultats et ce ne peut être que mauvais, ça pue des pieds, ça pue le cancer.

Je le dis à mon mari avant de partir. Il le pense depuis le début, il n’a pas osé le verbaliser, ce qui m’a permis de continuer à planer dans mes sphères vaporeuses jusqu’au dernier moment.

Bon, alea jacta est, ciao l’insouciance, en route pour le cabinet du Dr B. On dit qu’« une larme de Chuck Norris peut guérir du cancer, malheureusement Chuck Norris ne pleure jamais ». J’espère que le docteur B connait bien Chuck Norris.

Le vendredi 11 septembre 2020 à 14 heures 30, je reçois la confirmation de mon médecin généraliste. J’ai un cancer du sein gauche. Fêlure du bocal. Un ennemi sournois a attaqué mes twin towers.

Note pour mon petit carnet de bord : Décidément le 11 septembre ne vaut rien, il va falloir supprimer cette date du calendrier.

J’écoute toutes les explications du médecin. Il prend le temps de discuter avec douceur pour amortir les annonces. Il est presque tendre, comme si j’avais gagné un échelon dans la hiérarchie des patients, et en bonus, le droit de bénéficier de tout son temps au lieu du petit quart d’heure habituel.

Je lui demande si c’est foutu (on ne dit pas « mourir », on n’est pas des sauvages, c’est un gros mot). Il dit que non.

Le docteur B est jeune mais rassurant. Je vais d’ailleurs voir des médecins en tous genres par la suite, et ils auront tous l’air de lycéens. Misère, je suis très vieille. Quand les médecins ressemblent à des gamins, c’est toi qui es vieux.

Tout va aller très vite, le docteur B m’a déjà obtenu un rendez-vous dans trois jours avec un gynécologue à l’hôpital. Le parcours du combattant commence tout de suite, le chronomètre est déjà lancé, je n’ai que le week-end pour digérer.

Curieusement, je bloque sur les derniers mots lâchés vite fait avant de partir : il me passe en ALD, affection longue durée. Je sursaute, il ne voit pas le problème, ça veut juste dire que tous les soins seront pris en charge à 100%. Mais pourquoi dire « longue durée » ? C’est triste comme une maladie interminable, il ne faut pas dire ça Monsieur. On devrait dire SPEG, soins provisoires entièrement gratuits.

Note pour mon petit carnet de bord : écrire au Ministère de la Santé pour remplacer l’ALD par les SPEG.

Le lendemain, le Docteur B me rappelle pour savoir si je vais bien, c’est un amour de médecin, mais je lui dis d’arrêter, c’est angoissant, ça donne l’impression que j’ai quelque chose de grave …

Nous partons à la mer pour le week-end, j’annonce vite fait la nouvelle à la famille et à quelques amis pour passer à autre chose.

A partir de là et dans les mois qui suivent, chacun va réagir comme il peut.

Certains vont former un cordon sanitaire, appeler régulièrement, envoyer des messages bourrés de sentiments chaque semaine.

D’autres disparaissent faute de savoir quoi faire, quoi dire, je les comprends, c’est assez pénible de se confronter à l’idée de cette maudite maladie.

Entre les deux, on retrouve ceux, assez nombreux, qui envoient épisodiquement un sms « coucouçava bisoucœur », sans autre contact. Ne faites pas ça les gens, on vous voit vous débarrasser du problème en vous donnant bonne conscience. Mieux vaut le silence, ça évite à votre correspondante affligée de perdre du temps à répondre à du vide.

Mon mari et mes filles sont présents sans dramatiser. Mes copines se relaient pour me téléphoner chacune leur tour, pour être là sans gêner. Ma tante me suit de près. Je les aime tant, tous mes poteaux – piliers. Mes parents sont morts, curieusement j’y pense à cette occasion, et pour une fois, ça me soulage, ils en auraient fait une tragédie grecque.

Globalement, le cancer déclenche une pluie d’amour, de l’amour qui se dit tout d’un coup sans pudeur et sans filtre.

Autre avantage social, le cancer bloque la négativité. Quand quelqu’un commence à se plaindre de la vie, tu lâches négligemment que tu as un cancer, ça calme instantanément les importuns.

En attendant, me voilà affublée d’un cancer. Moi. Un cancer. C’est une méchante blague, une traitrise de la vie.

Je pense d’abord congédier mon ange gardien. Un cancer c’est moche. Une moisissure rampante qui enlaidit le joli tableau dessiné sans faillir depuis 55 ans. Cet ange gardien est minable.

Mais ma lucidité est revenue. Tout bien réfléchi, j’ai de la chance, une chance immense, incroyable, insolente, imméritée.

Pourquoi ai-je fait cet examen, à ce moment précis, et pas dans un an, dans dix ans, ou jamais ? J’aurais pu ne rien faire, ne rien savoir, continuer ma vie de poisson rouge, et je serais bêtement décédée avant 60 ans. Pire qu’un poisson rouge, un papillon éphémère dont la vie n’a de sens que par l’ignorance de son destin tragique. Je n’aurais rien compris, condamnée à subir dans l’impuissance la dissolution de mon joli tableau de vie à l’acide métastatique.

Alors que là, j’ai un cancer connu, et un cancer qui se guérit. Je peux encore nettoyer la moisissure.

Mon ange gardien m’a sauvé la vie. Tout compte fait, je lui donne une promotion. Mon ange, je te fais archange.

Cette prise de conscience est vitale. Il ne faut jamais négliger la chance, ni la dédaigner, ni la réduire, elle pourrait aller voir ailleurs. Il faut la cultiver et accepter cette nouvelle aventure.

Chance et Aventure, les deux mots qui changent tout. Les nouveaux champs sémantiques dans lesquels inscrire les chapitres à venir de cette histoire qui commence.

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