Court bouillon 2

Il faut d’abord apprivoiser ce cancer. Apprivoiser et non pas détester. Je ne veux pas le prendre à rebrousse poils.

Je l’ai accueilli en mon sein, ce cancer vagabond, mais c’est un accueil précaire, un squat inhospitalier, il faut qu’il parte et vite.

J’essaie de donner un petit nom à ma tumeur, il parait que ça aide de personnaliser, tout le monde fait ça. Je teste des prénoms, des prénoms bizarres, qui font peur, qui font rire.

Non, ça ne prend pas, ça ne va pas à ma tumeur, elle ne me répond pas. Donc elle n’aura pas de nom, ce sera la boulette, c’est tout. La banale boulette de crabe.

Dès le lundi matin suivant, nous nous retrouvons dans la salle d’attente du service gynécologie de l’hôpital. Mon mari et moi, pas fiers, dans un monde hostile.

Moi, l’impatiente compulsive, je deviens une patiente passive.

Qui croirait que bientôt, je viendrai dans ces lieux en habituée, j’en connaitrai les raccourcis, les odeurs, les paysages visibles de chacune des fenêtres : fenêtre sur immeuble, fenêtre sur grue, fenêtre sur parking.

Dans la salle d’attente, deux populations distinctes cohabitent : les femmes toutes seules, et les couples. Quand le conjoint est là, c’est grave, on a probablement affaire à un spécimen de cancéreuse.

Le docteur A, gynécologue obstétricien, m’appelle. Il me reçoit avec une infirmière, Anne. Ce sera mon Anne à moi, celle qui me suivra pendant tout mon parcours en gynécologie, celle que je peux appeler à tout moment si j’en ai besoin. Ils sont adorables tous les deux, calmes, simples.

Je reçois un déluge d’informations, que j’oublie immédiatement.

Mon cancer est a priori au stade 2, sachant qu’il y a 4 stades pour définir l’agressivité de la chose. Le stade 2 est mieux que le 3 mais moins bien que le 1. Me voilà bien avancée.

Le docteur A me fait un croquis, il dessine un sein, une boulette, et un dessous de bras avec des ganglions. Des gros ronds et des petits ronds. La famille Barbapapa, avec le pauvre Barbanichon, les frères Barbanglions, et la méchante de la bande, Barbaboulette.

La boulette fait 2,5 centimètres, c’est déjà de la belle boulette, mais on va l’enlever. Le plan consiste à enlever la boulette, ainsi que deux ganglions sous les aisselles pour vérifier si des métastases ne sont pas remontées dans la chaîne des ganglions lymphatiques. Si les premiers ganglions ne sont pas touchés, la chaîne est saine et on peut s’arrêter là.

Si tout va bien, il n’y aura pas de chimiothérapie, seulement un mois de radiothérapie après l’opération, et cinq ans d’hormonothérapie. Chouette ! Je me suis arrêtée à pas de chimiothérapie.

Le médecin quête une approbation. Que dire ? personnellement j’aurais préféré une attaque éclair par incantation magique mais j’ai bien conscience des failles de mon projet alternatif. Donc je valide son plan d’attaque. Allons y mon général, je suis prête.

Opération dans trois semaines, et d’ici là j’ai 1 000 examens à faire. Une course folle.

Je m’inquiète, c’est que j’ai du travail moi.

Silence gêné, je suis priée d’atterrir, je dois prendre le départ de la course, le reste on verra. Il me fera un arrêt de travail. Non merci, je veux travailler, je rappelle que je suis irremplaçable.

On me remet un classeur blanc avec des fiches d’information, des fiches de rendez-vous, et même des pages blanches pour écrire mes propres notes, c’est pénible comme un cahier de devoirs de vacances. Un classeur que je dois apporter partout désormais. Si vous croisez une personne dans un hôpital avec un classeur blanc sous le bras, elle appartient à la famille des cancéreux, soyez gentil avec elle.

Je fais les 1 000 examens. Il va falloir que je demande une place de parking à mon nom à l’hôpital.

Entre autres curiosités de ce début d’aventure, on me passe un fil dans le sein pour le repérage de la tumeur à opérer. Le médecin du fil discute avec l’infirmière en préparant ses instruments : attention c’est le Dr A qui opère, il veut qu’on fasse aussi une croix au marqueur sur le sein, c’est sa petite manie.

Voilà, je vais me faire opérer par un nul qui a besoin d’une croix en plus du fil, je le déteste déjà.

Chers médecins, arrêtez de discuter avec vos infirmières en préparant vos instruments, on est à côté, on entend tout, et on pédale dans l’angoisse.

Le 8 octobre arrive très vite. Je suis opérée en ambulatoire : arrivée le matin, départ en fin d’après-midi, une promenade de santé. Avec le covid, il faut venir seule et rester seule. Pas grave, on dort tout le temps, ça limite les conversations.

Un coup de stress quand ils m’emmènent en salle d’opération, mais c’est parti, sus à la boulette.

Dans la salle d’opération, froide comme la banquise, une infirmière me parle comme si j’étais venue prendre le thé, elle me demande quel est le lieu préféré de mes vacances, je ne suis pas dupe, je sais qu’elle s’en moque éperdument, mais bon, mon lieu préféré de vacances c’est … ah trop tard, je dors, elle ne saura pas, la pauvre.

Dans la salle de réveil, nous sommes tous garés dans des box, comme des voitures aux pneus crevés.

On me demande si ça va. J’étouffe, c’est grave ? non, c’est de l’angoisse. Je veux bien vous croire mais j’étouffe vraiment, remettez-moi dans mon bocal.

On me reconduit enfin dans ma chambre. On m’informe vite fait que le chirurgien avait oublié de vérifier auprès de moi, avant l’intervention, si j’avais bien fait retirer mon stérilet comme prévu. Il a donc fait un examen gynécologique pendant que j’étais anesthésiée. Je ne dis rien, je comprends la nécessité médicale, mais en vérité je le prends très mal.

Finalement, on m’apporte un croissant industriel miteux. J’en savoure chaque miette, c’est un shoot d’ambroisie, le meilleur croissant de ma vie !

Et c’est fini, je rentre chez moi, avec une boulette et deux ganglions en moins. Il faut désormais attendre les résultats d’analyse de la boulette et des ganglions pendant trois semaines.

J’ai confiance, je tiens le bon bout. Le gynéco-magicien a tout réparé. Adieu boulette. Tu es cuite au court bouillon, la meilleure technique pour tuer un crabe au plus vite et sans souffrance.

En attendant les résultats, je vois un kiné pour récupérer l’amplitude du bras. C’est l’usine, tous en même temps dans des petits compartiments séparés par des rideaux. Le kiné me donne un bâton en bois et me laisse faire toute seule des séries de mouvements.

Je fais la majorette seule dans mon box pendant 20 minutes, c’est sinistre.

Chez moi j’ai des manches à balai, j’ai mes bras. Adieu kiné, je ferai ça moi-même.

Trois semaines plus tard, retour en service de gynécologie pour les résultats d’analyse. Mon mari est fébrile. Moi non, j’ai l’archange avec moi, ça ne peut pas mal tourner.

Hélas l’archange est faillible et le crabe est teigneux.

Les résultats sont mauvais, ça ne suffira pas. Le crabe remue encore, il est malpoli, envahissant, et il a pris les ganglions dans ses pinces télescopiques.

Le bouillon sera long finalement, et la guerre totale inévitable.

Il faut réopérer très vite, en enlever davantage, retirer tous les ganglions axillaires, et il y aura de la chimio. Dieu que ce mot est laid.

Et après, si ça ne suffit pas ? On envisagera l’ablation du sein. Boum.

Pas le temps de réfléchir, on recommence, deuxième opération le 30 octobre.

Le docteur A m’a ajoutée à son programme, je passerai en fin de journée. Comme le service ambulatoire ferme tôt, il va falloir dormir à l’hôpital.

Non, je ne veux pas, je trépigne, je veux ma maison, ma famille, je m’enfuirai. Le docteur A est gentil, il change son planning, on supprime la nuit à l’hôpital.

C’est reparti. Pyjama en papier, charlotte sur la tête. Puis longue attente, trop longue attente dans ma tenue seyante dont je commence à tenter de déchirer quelques lambeaux pour les donner en offrande à ma patience légendaire.

L’interne qui pose la perfusion sur ma main me fait très mal. Je déteste la perfusion sur la main. Je déteste l’idée, plus que la chose elle-même, je la déteste parce qu’elle est visible. Voir cette chose enfoncée dans la main me dégoûte, comme si on m’implantait un symbiote assoiffé de sang sous la peau. Je veux dormir, vite.

Sommeil anesthésique, passage dans le parking des pneus crevés, remontée dans la chambre.

On ne m’offre pas de croissant, tristesse.

On traîne à me retirer la perfusion, désespoir.

Mais avant de partir, l’infirmière me donne un coussin en forme de cœur offert par une association de femmes ayant eu le cancer du sein. Elles l’ont cousu elles-mêmes, me dit elle. La forme du cœur permet de le glisser sous l’aisselle opérée afin d’éviter la douleur.

Je les imagine, cousant mon coussin cœur, vêtues de dentelles et de voiles, assises dans un rocking-chair en osier, autour d’un thé au jasmin, en écoutant le duo des fleurs de Lakme. Peu importe la vérité, cette vision m’apaise. Ce cœur en tissu est un message d’amour entre sœurs souffrantes. C’est encore mieux qu’un croissant.

Le crabe a de nouveau prélevé sa livre de chair, je peux rentrer à la maison. Il faut encore attendre trois semaines pour les résultats d’analyse.

Cette fois-ci, on a profité de l’anesthésie pour implanter, pendant l’intervention, un port à cathéter au-dessus de l’autre sein en vue de la future chimio.

C’est une boîte directement reliée à l’artère, sur laquelle on pourra se brancher pour faire la chimio sans avoir besoin de piquer dans les veines du bras. Tant mieux, je déteste les perfusions. J’aime mieux la boîte.

Me voila donc équipée d’une boîte à l’intérieur de la poitrine. Une boîte ! Entre les os, les organes, les artères et les veines, on a de la place pour mettre une boîte dans le corps humain ? Elle tient comment ? Elle va bouger si je fais des grands gestes ? Elle va tomber si je saute en l’air ? Elle va rouiller avec le temps ? Et si on ne la retrouve pas ? angoisse, angoisse.

Par prudence, je décide de ne pas commencer le trampoline dans les prochains mois. Ni la boxe. Ni aucun sport.

La suite est plus difficile que la première fois. Impossible de dormir sur la gauche à cause de l’opération, impossible de dormir sur la droite à cause de la boîte.

Déploiement de la stratégie du bibendum, réquisition de tous les oreillers de la maison, deux pour caler le dos, un pour caler la tête, et le coussin cœur sous l’aisselle.

Lors du rendez-vous avec Anne, pour nettoyer le pansement, elle me prévient qu’il arrive parfois que des vaisseaux lymphatiques soient coupés pendant l’ablation des ganglions, et que cette imbécile de lymphe ne retrouve pas son chemin dans d’autres vaisseaux. Elle s’accumule sous le bras et forme un œuf qui pèse sur les petits nerfs sensibles. Si ça devient trop douloureux, on fait une ponction. Mais pas d’inquiétude, la plupart du temps ça se résout tout seul. Il y a des gens qui produisent plein de lymphe, d’autres non, on verra bien.

Je suis immédiatement certaine que je vais faire des œufs.

Et j’en fais, une vraie poule pondeuse. Je produis plein de lymphe sans GPS, de la lymphe égarée, ni futée ni aventureuse, qui préfère croupir sous l’aisselle plutôt que de se lancer dans la quête d’un vaisseau de secours. Lymphe stupide, tu m’énerves là.

Ma fille, qui travaille dans un laboratoire de recherche, s’extasie, c’est super la lymphe, on en a besoin, je la récupérerais bien pour le labo. Ah non, on ne touche pas à ma lymphe. Qu’on me laisse faire mes œufs tranquillement.

Faire des œufs de lymphe, c’est comique non ? Non, en fait, parce que ça fait un mal de chien.

Pour dormir, il faut gérer les hématomes du sein gauche, les hématomes sous l’aisselle gauche, la boîte à droite, et maintenant les œufs sous le bras. Les oreillers s’accumulent, je suis la princesse au petit pois.

Anne me fait cinq ponctions, cinq ! il parait que je figure dans les meilleurs scores. Je me donne à fond.

Je dois refaire de la kiné, j’en choisis une autre, une kiné qui reste avec moi, qui masse mes œufs, qui masse ma lymphe, qui me parle, qui ne joue pas à la majorette, et ça change tout. Elle me fait un bien fou. Les séances de kiné deviennent des moments doux et bavards.

Je trouve sur Internet une vidéo du CHU de Montréal, le CHUM, avec des exercices de drainage lymphatique. Je fais mes exercices tous les jours, mon rendez-vous quotidien avec mon Chum, sur fond d’accent québécois. La gym douce avec Lynda Lemay offre un potentiel comique de haut niveau.

Le seuil fatidique des trois semaines arrive. Le résultat des analyses est en approche.

Deux jours avant, lors de ma dernière ponction, j’ai croisé le Dr A dans le couloir. Il a souri, un sourire franc et vainqueur. Il m’a même dit de ne pas m’inquiéter pour les résultats à venir.

J’étais tellement saisie que je suis restée pétrifiée, je n’ai rien demandé, je ne suis pas certaine d’avoir compris, ni même d’avoir bien entendu.

Si bien que je vais à ce rendez-vous sans y croire. J’ai déjà commencé à dire au revoir à mon sein et réfléchi à une suite de ma vie en version amazone. Après tout, à quoi sert un sein, surtout le sein gauche, je vous le demande ?

Fille de peu de foi ! Cette fois, l’archange s’est défoncé, les résultats sont bons.

Ils n’ont pas trouvé de miettes de crabe en périphérie du prélèvement, et les ganglions sont enlevés, donc on s’arrête là, et je garde mon sein.

Non ? Si !

La suite de l’aventure se déroulera en oncologie.

Je demande à Anne de se faire muter en oncologie, elle ne veut pas. Mais je ne les connais pas les autres, et puis je vous aime tous ici, on est une bonne équipe, ne me laissez pas s’il vous plait. Non, ils ne veulent pas, il parait qu’ils sont gentils aussi en oncologie. Je boude.

En sortant, je croise une copine dans la rue, je lui annonce la bonne nouvelle, on rigole : « quel dommage, tu vas garder tes vieux seins ».

Pendant quelques jours, je me répète que la boulette est cuite.

Cuite cuite cuite.

La saison 1 de ma série hospitalière est terminée.

J’ai traversé le premier champ de bataille et j’en sors intacte, avec une unique cicatrice, pour ne pas oublier. C’est parfait.

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  1. Maintenant on sait d’où vient ton addiction aux Oeufs, espèce de Poupoule. Le CIP (le cathéter sous cutanée, que j’ai encore sous la peau (la saleté). ) J’ai eu la chance d’être opéré après la chimio, donc une seule et unique fois ^^

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