Je suis le produit du croisement entre un paon vaniteux et un papillon éphémère.
Mon corps a 55 ans. Mon cerveau a bloqué le compteur à « quarante et quelques », ce qui n’est pas vrai, sans être totalement faux.
Ma famille est parfaite. Mes amis aussi. J’ai un métier passionnant qui me laisse à penser que je suis utile. Je tourne dans mon univers en me croyant irremplaçable. Cette année, je me suis également inscrite à une formation universitaire pour adultes, j’ai frétillé de plaisir quand j’ai reçu ma carte d’étudiante, je rajeunis dites donc.
La suite est prévue pour filer sur les mêmes rails. Quand je serai grande, je serai une retraitée heureuse. Je caresse des rêves ordinaires qui suffisent à ensoleiller l’horizon : Vivre au bord de l’océan, ou en Italie, ou n’importe où du moment qu’on y vit sans contraintes ; puis glisser en pente douce vers les années ultimes, lointaines, dans une coloc de vieilles copines, avec un majordome anglais dont nous pourrons profiter jusqu’à l’indécence, avec l’impunité de la vieillesse naufragée. Désolée pour nos maris, ils ne sont pas dans le scénario du clan des veuves, question d’espérance de vie et de statistiques.
Presque jeune, invulnérable, contente de moi-même. Un poisson rouge dopé à l’ocytocine, heureux de faire le tour de son bocal.
Comme je suis invincible, je ne vois jamais un médecin, pas le temps, pas besoin, je vais bien. Je ne vais pas perdre mon temps dans une salle d’attente pleine de vieux qui toussent. Je ne vais plus chez la gynécologue depuis longtemps, à quoi bon, je ne fais jamais les examens qu’elle prescrit et j’en ai assez de me faire sermonner comme une sale gosse.
Régulièrement, nous dînons au restaurant entre copines. Elles racontent leurs frottis, leurs mammos, leurs bidules et leurs trucs.
Je plonge le nez dans l’assiette, j’attends que ça passe, j’évite toute incursion en terrain hostile. Je ne me vante pas, je sais bien que c’est stupide, mais dans le fond, je suis assez fière de ma bêtise, je ne coûte rien à la sécurité sociale et je suis bionique.
Le 31 août, je reviens de vacances, j’ai nagé, lu, testé plein de nouveaux jeux de société, et nous avons joué au tarot pendant des soirées sans fin en alimentant tous les moustiques de la région.
Nous avons passé des heures à table à raconter des bêtises. Nous nous sommes copieusement engueulés en parlant féminisme, politique, écologie et fin du monde.
On a ri, on a mangé, on a bu. Trop mangé, trop bu, parce qu’en plus je n’ai aucune hygiène de vie. L’hygiène de vie, ce n’est pas la vie.
Je m’apprête avec gourmandise à reprendre le travail. Je râle un peu contre la reprise, pour la forme, histoire d’assurer le drama de base d’une rentrée ordinaire.
Je dois juste remplir une petite formalité préalable.
J’ai pris rendez-vous pour une mammographie le 1er septembre. Toute seule, comme une grande, sans en parler avec le médecin que j’évite comme la peste bubonique. J’ai appelé directement l’organisme de dépistage pour obtenir la prescription. Il a fallu que je trouve leurs coordonnées, puisque je mets directement tous leurs courriers à la poubelle sans les ouvrir. C’était compliqué et contraire à tous mes réflexes reptiliens.
Qu’est ce qui m’a pris ? Je ne sais pas.
Dans ma vie, j’ai fait une unique mammo à 40 ans et depuis, plus rien. Surtout pas, c’est fastidieux et anxiogène, donc j’évite. Je me tâte vaguement les seins tous les 36 du mois, je ne sens rien, ils sont bioniques, comme le reste.
La mammo, c’est la bonne résolution du 1er janvier que je ne tiens pas, chaque année, depuis 15 ans. Bien rangée dans le rayon des « résolutions essentielles pour plus tard – mais urgent – mais tant pis », avec le sport.
Alors pourquoi faire cette démarche incongrue maintenant ? insondable mystère.
Ils m’ont donné un rendez-vous en avril mais il a été annulé pour cause de crise sanitaire. Excellente occasion pour tout laisser tomber, le remettre dans l’étagère des résolutions, et attendre 15 ans de plus. Pourtant j’ai accepté un nouveau rendez-vous au 1er septembre, allez savoir pourquoi.
J’y vais sans inquiétude. Le but, unique, est de pouvoir se dire que c’est fait. La démarche est abstraite, il faut juste cocher la case et passer à autre chose.
La manipulatrice marmonne, on voit mal, il faut prendre d’autres clichés. Le médecin marmonne, on voit mal, il faut faire une échographie. Il voit une ombre à l’échographie, il faut revenir pour faire un prélèvement.
« Un prélèvement » … Je n’entends même pas le mot biopsie, pourtant il le prononce, enfin je crois, mais la surdité passagère, ça existe, il suffit de fermer ses oreilles à double tour quand on ne veut pas entendre. Il m’accompagne au secrétariat pour fixer un nouveau rendez-vous en urgence, il est empathique, je me dis juste qu’il est bien aimable.
Trois jours plus tard, je reviens la bouche en cœur et les seins vaillants. Je n’ai qu’une peur, l’aiguille du prélèvement. Je préviens le médecin que je ne suis pas une femme facile, je fais des malaises pendant une prise de sang, c’est dire que mon seuil de tolérance est au niveau des fondations d’un sous-sol enterré.
Il prépare ses instruments de torture avec l’infirmière, il lui explique qu’il ne prend pas la même taille d’aiguille que ses confrères. A moi, il explique que ça va ressembler à une agrafeuse. Voilà, je le déteste, je suis sûre qu’il prend des aiguilles plus grosses que les autres, je suis tombée sur un dingo. J’envisage de fuir discrètement.
Finalement, ça dure deux secondes et on ne sent rien. Les résultats seront envoyés à mon médecin généraliste sous quinze jours. D’accord, merci, au revoir et à jamais.
Dernière fois que je mets les pieds dans un hôpital, c’est définitif, je n’aime pas du tout le concept.
Quand je sors, toujours pas d’inquiétude, même pas mal, je ne me suis pas enfuie devant l’abominable agrafeuse, je suis fière de moi, c’est une bonne journée.
Dix jours plus tard, mon médecin généraliste me téléphone, il veut me voir, il a appris que j’avais fait une mammo sans passer par son intermédiaire, ce serait bien de venir faire le point.
Je suis surprise, il me connait à peine, je le trouve bien consciencieux et un peu bizarre. Il me dit qu’il n’a pas les résultats, mais comme je ne viens jamais le voir, il pense que c’est l’occasion de faire un petit bilan. De fait, il ne peut pas avoir les résultats puisque les 15 jours ne sont pas écoulés donc je n’insiste pas. Je viens quand ? Demain, ah bon, c’est un consciencieux rapide en plus.
Oui je sais, n’importe quoi, mais l’aveuglement passager, ça existe, il suffit de fermer son cerveau à double tour quand on ne veut pas comprendre.
Nous sommes le 11 septembre 2020, j’ai rendez-vous chez mon médecin, le Docteur B.
Je me lave vigoureusement les dents trois fois de suite, c’est bien connu, il faut avoir la bouche propre pour montrer ses seins à un médecin.
En me lavant une dernière fois les dents avant de partir, mon cerveau se remet à fonctionner. Ma lucidité, partie se promener dans un autre bocal, revient subitement. Elle fait son job, elle me fracasse les neurones. La lumière revient à tous les étages.
Je réalise en quelques secondes, noyée dans le dentifrice, qu’une tempête est en approche. Le docteur B me connait à peine, il ne m’appelle pas après une mammographie et un prélèvement pour me proposer de faire connaissance. Il a les résultats et ce ne peut être que mauvais, ça pue des pieds, ça pue le cancer.
Je le dis à mon mari avant de partir. Il le pense depuis le début, il n’a pas osé le verbaliser, ce qui m’a permis de continuer à planer dans mes sphères vaporeuses jusqu’au dernier moment.
Bon, alea jacta est, ciao l’insouciance, en route pour le cabinet du Dr B. On dit qu’« une larme de Chuck Norris peut guérir du cancer, malheureusement Chuck Norris ne pleure jamais ». J’espère que le docteur B connait bien Chuck Norris.
Le vendredi 11 septembre 2020 à 14 heures 30, je reçois la confirmation de mon médecin généraliste. J’ai un cancer du sein gauche. Fêlure du bocal. Un ennemi sournois a attaqué mes twin towers.
Note pour mon petit carnet de bord : Décidément le 11 septembre ne vaut rien, il va falloir supprimer cette date du calendrier.
J’écoute toutes les explications du médecin. Il prend le temps de discuter avec douceur pour amortir les annonces. Il est presque tendre, comme si j’avais gagné un échelon dans la hiérarchie des patients, et en bonus, le droit de bénéficier de tout son temps au lieu du petit quart d’heure habituel.
Je lui demande si c’est foutu (on ne dit pas « mourir », on n’est pas des sauvages, c’est un gros mot). Il dit que non.
Le docteur B est jeune mais rassurant. Je vais d’ailleurs voir des médecins en tous genres par la suite, et ils auront tous l’air de lycéens. Misère, je suis très vieille. Quand les médecins ressemblent à des gamins, c’est toi qui es vieux.
Tout va aller très vite, le docteur B m’a déjà obtenu un rendez-vous dans trois jours avec un gynécologue à l’hôpital. Le parcours du combattant commence tout de suite, le chronomètre est déjà lancé, je n’ai que le week-end pour digérer.
Curieusement, je bloque sur les derniers mots lâchés vite fait avant de partir : il me passe en ALD, affection longue durée. Je sursaute, il ne voit pas le problème, ça veut juste dire que tous les soins seront pris en charge à 100%. Mais pourquoi dire « longue durée » ? C’est triste comme une maladie interminable, il ne faut pas dire ça Monsieur. On devrait dire SPEG, soins provisoires entièrement gratuits.
Note pour mon petit carnet de bord : écrire au Ministère de la Santé pour remplacer l’ALD par les SPEG.
Le lendemain, le Docteur B me rappelle pour savoir si je vais bien, c’est un amour de médecin, mais je lui dis d’arrêter, c’est angoissant, ça donne l’impression que j’ai quelque chose de grave …
Nous partons à la mer pour le week-end, j’annonce vite fait la nouvelle à la famille et à quelques amis pour passer à autre chose.
A partir de là et dans les mois qui suivent, chacun va réagir comme il peut.
Certains vont former un cordon sanitaire, appeler régulièrement, envoyer des messages bourrés de sentiments chaque semaine.
D’autres disparaissent faute de savoir quoi faire, quoi dire, je les comprends, c’est assez pénible de se confronter à l’idée de cette maudite maladie.
Entre les deux, on retrouve ceux, assez nombreux, qui envoient épisodiquement un sms « coucouçava bisoucœur », sans autre contact. Ne faites pas ça les gens, on vous voit vous débarrasser du problème en vous donnant bonne conscience. Mieux vaut le silence, ça évite à votre correspondante affligée de perdre du temps à répondre à du vide.
Mon mari et mes filles sont présents sans dramatiser. Mes copines se relaient pour me téléphoner chacune leur tour, pour être là sans gêner. Ma tante me suit de près. Je les aime tant, tous mes poteaux – piliers. Mes parents sont morts, curieusement j’y pense à cette occasion, et pour une fois, ça me soulage, ils en auraient fait une tragédie grecque.
Globalement, le cancer déclenche une pluie d’amour, de l’amour qui se dit tout d’un coup sans pudeur et sans filtre.
Autre avantage social, le cancer bloque la négativité. Quand quelqu’un commence à se plaindre de la vie, tu lâches négligemment que tu as un cancer, ça calme instantanément les importuns.
En attendant, me voilà affublée d’un cancer. Moi. Un cancer. C’est une méchante blague, une traitrise de la vie.
Je pense d’abord congédier mon ange gardien. Un cancer c’est moche. Une moisissure rampante qui enlaidit le joli tableau dessiné sans faillir depuis 55 ans. Cet ange gardien est minable.
Mais ma lucidité est revenue. Tout bien réfléchi, j’ai de la chance, une chance immense, incroyable, insolente, imméritée.
Pourquoi ai-je fait cet examen, à ce moment précis, et pas dans un an, dans dix ans, ou jamais ? J’aurais pu ne rien faire, ne rien savoir, continuer ma vie de poisson rouge, et je serais bêtement décédée avant 60 ans. Pire qu’un poisson rouge, un papillon éphémère dont la vie n’a de sens que par l’ignorance de son destin tragique. Je n’aurais rien compris, condamnée à subir dans l’impuissance la dissolution de mon joli tableau de vie à l’acide métastatique.
Alors que là, j’ai un cancer connu, et un cancer qui se guérit. Je peux encore nettoyer la moisissure.
Mon ange gardien m’a sauvé la vie. Tout compte fait, je lui donne une promotion. Mon ange, je te fais archange.
Cette prise de conscience est vitale. Il ne faut jamais négliger la chance, ni la dédaigner, ni la réduire, elle pourrait aller voir ailleurs. Il faut la cultiver et accepter cette nouvelle aventure.
Chance et Aventure, les deux mots qui changent tout. Les nouveaux champs sémantiques dans lesquels inscrire les chapitres à venir de cette histoire qui commence.
Pourquoi avoir consigné ce récit d’une tranche de vie qu’il serait salutaire de jeter aux oubliettes ?
Pourquoi ne pas se contenter de se vautrer dans les lauriers de la victoire ?
Pourquoi parler de ce misérable mollusque méchant, laid, stupide ? Ciao Régis, va bene.
En premier lieu, parce que je suis arrogante et narcissique, c’est mon côté paonne.
En second lieu, parce qu’il faut justement se souvenir de chaque détail de cette parenthèse grise, pour mieux jouir des instants ordinaires de la vie.
En réalité, je voulu faire ce récit pour trois autres raisons.
1 – Pour commencer, il s’agit d’encourager au changement ceux qui sont comme moi, et j’en connais beaucoup. Les papillons éphémères se ramassent à la pelle.
Les procrastinateurs, les flemmards, les trouillards, les jeanfoutistes, les fanfarons, les trop-pressés-trop-occupés, les professionnels de l’insouciance, les gâtés bien portants qui croient jouir d’une potion d’invulnérabilité. Ceux qui croient que le dépistage n’a d’intérêt que lorsqu’il s’applique à un talent ou aux urines des coureurs du Tour de France.
Nous ne sommes pas obligés d’être stupides, c’est facultatif.
Nous sommes de petits êtres fragiles et mortels. Donc faisons-les, ces fameux dépistages, au lieu de nous planter la tête dans le sable pour ne pas voir les crabes à la surface.
Nous avons un système de santé publique qui reste encore remarquable à bien des égards, avec des politiques de prévention gratuite. Cessons de faire les idiots, la peur de la mort n’est pas une excuse valable pour jouer à cache-cache, les fous qui l’ignorent sont sûrs de perdre.
Et les filles, bordel de merde, faites vos mammographies tous les deux ans, n’attendez pas que la mort vous trouve du talent, pour reprendre les mots d’un grand philosophe descendant raté de Paul Valéry.
Aujourd’hui, on détecte une tumeur de quelques millimètres seulement, on enlève cet embryon de Régis ridicule, et très souvent, la chimio n’est même pas nécessaire.
J’ai lu les arguments des groupes anti dépistage, ceux qui cherchent à démontrer que le dépistage systématique n’est pas la bonne façon d’agir.
Cela m’a mise en colère. Une mammographie de dépistage m’a sauvé la vie. Je ne sentais pas la tumeur qui mesurait plus de 2,5 centimètres. Aucun effet n’était encore visible. Je ne peux pas penser qu’on aurait pu attendre qu’elle grossisse encore plus pour s’en occuper. Je préfère l’idée qui consiste à dire qu’il vaut mieux détecter une tumeur au stade 1 qu’au stade 3. Je préfère clamer partout et à tout vent qu’il faut faire ses mammographies.
Si un visionnaire fou m’avait dit qu’un jour, je proférerais ce genre de phrases sans autre motif que mon intime conviction, j’aurais ricané. Considérons que ma bêtise passée me rend crédible.
2 – Ensuite, il me semble qu’un récit peut être utile pour celles qui viennent de découvrir leur cancer du sein, le cancer le plus fréquent chez les femmes, presque 60 000 nouveaux cas par an en France, 60 000 femmes qui vont suivre ce même parcours. Une femme sur huit le suivra dans sa vie.
A toutes ces femmes, je dédie ces quelques mots : pas de panique les amies.
Ce n’est pas une partie de plaisir, c’est parfois pénible et effrayant.
Mais finalement, tout est maitrisé : les protocoles sont rôdés, le parcours est balisé, et la prise en charge est complète. Nous ne sommes pas livrées à l’incertitude et au tâtonnement.
Nous bénéficions de tous les contrôles possibles et imaginables pour que rien ne soit laissé au hasard. C’est profondément rassurant.
Les jeunes médecins sont de plus en plus formés à l’accompagnement des femmes atteintes du cancer du sein, ils expliquent tout, ils sont disponibles. Les infirmières sont aidantes, proches, elles répondent à toutes les questions.
Certaines femmes ne réagissent pas si mal à la chimiothérapie, tout le monde ne fait pas le « effets secondaires challenge ». Les prémédications fonctionnent bien dans de nombreux cas. Les protocoles s’adaptent.
Tout est pris en charge, y compris des séances d’accompagnement psychologique pour celles qui en ont besoin.
La sécurité sociale finance des rencontres avec une esthéticienne, des séances de sport. Nous avons droit aux transports sanitaires pour aller aux séances de chimio et de radiothérapie. Même la perruque est remboursée.
Je n’ai pas souhaité bénéficier de toutes ces aides, je n’en avais pas besoin, mais pour celles qui le veulent, tout est prévu pour simplifier l’accès aux soins, alléger le parcours, accompagner physiquement et psychologiquement.
Il existe également de nombreuses associations qui proposent des soutiens.
Les informations foisonnent sur Internet.
Nous avons plein d’atouts dans notre jeu.
Nos mères n’ont pas eu cette chance.
De nombreuses femmes, dans d’autres parties du monde, n’ont toujours pas cette chance.
Nous l’avons. C’est considérable.
Je rappelle les deux mots magiques à répéter comme des mantras : chance et aventure.
Il est certain que je m’en sors bien, pour le moment au moins. Certaines vivent des batailles bien plus difficiles, d’inimaginables épopées : les jeunes femmes qui subissent des ménopauses forcées, les femmes qui se battent depuis des années, dont les métastases reviennent et vont se promener partout, celles qui enchaînent avec la reconstruction mammaire, certaines qui luttent contre plusieurs cancers.
Et elles y arrivent. Et elles s’en sortent.
Ce mental en acier trempé est la meilleure chance de s’en sortir.
Attention, on a le droit de pleurer, de s’énerver, de perdre courage, de se plaindre, d’être faible. L’humeur est libre tant que le mental continue à briller comme une armure.
Alors on dresse les seins, on inspire goulument, et on refuse de dire son dernier mot.
3 – Enfin, de tout cela, il restera les leçons à tirer. Mon petit carnet est rempli de notes.
Peu d’occasions nous sont données de réfléchir. La maladie libère du temps par la force des choses.
L’attente avant et pendant les examens, les séances de chimio et de radiothérapie, les séjours dans les abysses, les lentes remontées à la surface, tout est propice aux rêveries solitaires et aux pensées dérivantes, les pensées tronc, sans cime ni racine, sans queue ni tête.
Les questions vagabondent en permanence.
Il en résulte quelques réflexions, simplistes certes, mais je vais m’offrir le plaisir de vous les infliger.
Le cancer change le rapport à la vie. Comme toute maladie, je suppose, mais le cancer reste particulièrement porteur d’angoisses mortifères de sorte qu’il bouscule très vite nos certitudes.
Les préoccupations que l’ont pensait essentielles sont assez vite reléguées en seconde division.
Le cancer apprend la distanciation et la relativité.
Aujourd’hui, si quelque chose me contrarie, si je doute de moi-même, si je suis triste, blasée, en colère, ou négative, je suis équipée d’une pompe qui regonfle les chambres à air du cerveau : Je sais que je peux prendre un instant de recul, penser aux pinces télescopiques de Régis, mobiliser mes souvenirs de chimiothérapie, invoquer le concombre des mers.
La conclusion est alors éclatante :
Premièrement, rien n’est finalement très grave.
Deuxièmement, je suis tellement forte que j’ai renvoyé Régis dans sa constellation alors je vais pas me laisser emmerder par un découvert bancaire, un tonton pénible ou un coup de cafard venu de nulle part.
Il m’est arrivé par le passé de faire des crises d’angoisse violentes, je n’en fais quasiment plus. Je reste la « drama queen » de la famille, j’ai une place à tenir, mais les peurs ne m’atteignent plus aussi fondamentalement qu’avant. Merci Régis.
Je sais désormais qu’il faut se délester des poids morts qui nous plombent la vie : les nœuds au cerveau et au ventre, les préoccupations stupides, les envies frustratoires, les récriminations acides, et les personnes nocives.
Envoyer par-dessus bord les cafards, les blafards, les poids-morts et les cons.
Je sais désormais qu’il faut passer les marches une à une. Ne jamais subir le vertige de l’immensité des escaliers à escalader, rester concentré sur la marche à gravir, se réjouir de l’avoir montée, se décerner des auto-félicitations avant d’envisager la suivante, et au besoin, fabriquer des petites marches intermédiaires : autant de petites marches que nécessaire, nous n’avons pas besoin d’être avares, notre capacité mentale de construction de petites marches intermédiaires est illimitée.
En revanche, Régis a laissé un colis empoisonné avant de partir, aussi invasif et proliférant qu’une métastase : la conscience aigüe de la possibilité de la perte de l’autre.
La maladie confronte à la finitude de la vie. C’est surmontable pour soi-même. Mais où est le manuel de survie pour celui qui risque de rester seul et démoli ? Mon mari a eu peur de me perdre et j’ai désormais peur de le perdre aussi. On le savait, mais désormais, on le ressent. La nuance est immense.
En revisitant le parcours de mon aventure avec Régis, je retiens finalement plus de positivité que je n’aurais pu l’imaginer.
Je ne le conseille à personne, n’abusons pas de fausses pensées positives, c’est bel et bien un étron puant de la famille des bouses. Mieux vaut éviter de marcher dedans.
Mais c’est aussi une aventure riche, je ne peux pas le dire autrement.
En définitive, le bilan coût/avantage est plus nuancé qu’il n’y parait. Disons qu’il existe une colonne avec des signes positifs, c’est utile de la trouver et de l’intégrer au système, au moment de dresser le bilan.
Et puis tout cet amour, cette gentillesse offerte, parfois par des inconnus, ça n’a pas de prix. C’est un tout, ça va avec le cancer, et ça vaut le coup.
Comme si on avait participé à une nuit d’ivresse géante, à la fin de laquelle on voulait embrasser tout le monde.
Raisonnablement, j’ai peur que mon amour universel envers l’humanité toute entière ne dure pas longtemps.
Mais je vais m’appliquer à cultiver les petites fleurs qui ont poussé dans ce marécage.
* *
*
Remerciements (sincères, immenses, émus)
A mon mari et mes filles, à ma famille.
A toutes mes copines.
A mes copains aussi, avec un petit coucou à leurs prostates.
A Marie Claude.
Au Docteur BOSSIS, médecin généraliste, et à ses super remplaçants.
Au Docteur AUBRY, gynécologue obstétricien.
A Anne, infirmière en gynécologie.
A Fabienne MARTIN MANDIN, kinésithérapeute.
Au Docteur BORE, oncologue.
A mes voisines de fauteuil de chimio.
Au Docteur MARQUIS, radiothérapeute.
Aux manipulateurs et manipulatrices de radiothérapie.
A mes copines éphémères de salle d’attente de radiothérapie.
Au Docteur CURIMAN, dentiste (et merde à mon ex dentiste et à son assistante Carabosse).
A Rodolphe, du salon de coiffure Buenos Hair.
A moi-même.
Au monde entier (oups, j’ai encore picolé avec Régis)
La saison 3 est finie. Mieux, l’histoire elle-même est finie !
That’s all folks Régis le Crabos !
Je refuse de tourner dans une saison 4, la fameuse saison de trop, celle où Régis ressuscite grâce à un charme de la sorcière rouge, et où je dois l’attaquer avec des dragons.
Non merci. J’ignore totalement où trouver des dragons.
Il faut savoir arrêter une aventure avant qu’elle ne devienne lassante.
Chaque marche a été montée, il suffisait de ne pas se projeter très loin, de les prendre une par une, de ne pas penser trop vite à la suivante.
Je peux commencer à souffler.
Ma famille aussi. Ils m’ont entourée, en assumant tant bien que mal deux rôles contradictoires : être parfois solides comme un roc, parfois légers comme une plume, parfois les deux en même temps. « Légers comme un roc ».
Ne nous leurrons pas, même avec une famille parfaite et des amis merveilleux, nous sommes seules à monter nos marches, personne n’y peut rien.
J’ai l’impression d’avoir traversé un automne sans fin, exclusivement fait de lundis déprimants succédant à des dimanches soirs angoissants.
Pourtant, au bout de seulement quelques jours, tout commence déjà à s’effacer.
Je quitte les rives sombres d’un interminable lundimanche d’octembre, pour basculer vers l’été.
Dix petits mois dans une vie, c’est si peu en définitive.
Mes cheveux et mes sourcils repoussent, je ne mets plus de foulards, j’adopte le look vieille punk à cheveux gris.
Mes nouveaux cheveux sont magnifiques, mais ça ne dure que quelques mois, ils redeviennent très vite ce qu’ils étaient avant la guerre. C’est injuste, on devrait avoir une prime de beaux cheveux à vie après un cancer.
J’obtiens mon diplôme universitaire à la fin du mois de juin.
Nous sommes en fin de protocole de déconfinement, les terrasses ouvrent.
Sans être mégalo, on dirait que le monde était en sommeil en même temps que moi. Nous nous réveillons à l’unisson. C’est magique.
Il reste encore quelques étapes avant de refermer la dernière page de ce roman à l’eau d’épines de roses, je le sais bien.
Il y a des examens de contrôle, une mammographie tous les ans, une ostéodensitométrie, une autre scintigraphie du cœur, un autre scanner.
Le gynécologue, l’oncologue, et la radiothérapeute veulent me revoir tous les six mois, à tour de rôle. On va se faire des petites réunions d’anciens combattants.
Au temps pour moi qui espérais oublier au plus vite l’hôpital et ses salles d’attente … Mais ça viendra, patience.
Il faut encore prendre des comprimés pendant cinq ans. Il s’agit de bloquer la production d’œstrogène dont raffolent les cellules cancéreuses. Privées de dessert, les métastases.
L’hormonothérapie provoque parfois, mais rarement, des douleurs aux os. Sans surprise, je découvre assez vite que je fais partie du lot de ceux qui ont mal aux os, mais qui en doutait ?
J’ai mal à toutes les articulations, aux genoux, aux chevilles, aux épaules, aux doigts, aux coudes. Une bonne occasion de redécouvrir ses coudes, auxquels on pense rarement d’ordinaire.
Je découvre les bouffées de chaleur, je n’en avais jamais eu. Je peux désormais, hélas, participer aux conversations sur la ménopause en ne faisant pas semblant de compatir, youpi.
Je m’épaissis, aussi, malheureusement, là encore c’est une conséquence du traitement hormonal. Je suis une ancienne maigre. Passer de papillon longiligne à bourdon arthritique n’est pas chose aisée.
Les ongles repoussent mal, les chaussures fermées font mal.
Les dents s’y mettent à leur tour. Mon nouveau dentiste commence par m’en arracher trois.
Pour résumer, au-delà des effets secondaires directs, il est probable que les traitements massifs accélèrent l’aggravation des problèmes latents. Tout fout le camp, ma bonne dame.
Globalement, dans l’année qui suit l’arrêt de la radiothérapie, les maux s’accumulent. Le corps a besoin de temps pour se remettre de la guerre totale.
On ne redevient pas immédiatement une jeune fille en fleurs-même-pas-fanées. On reste un peu la mémé de service qui a mal partout, le temps que tout se répare.
Mais c’est si peu de choses, comparé à la guerre qui vient de se dérouler. Il suffit de s’en rappeler, quand on a trop envie de se plaindre.
Si tout va bien, les problèmes vont se réguler avec le temps. Mes petites cellules et mes vaillants organes vont se remettre d’aplomb.
Nous verrons. Patience. Marche après marche. Laissons déjà passer cette première année post apocalypse.
Septembre 2022
Une année est passée depuis la fin de la guerre. Je vais à mon troisième rendez-vous de contrôle semestriel. Cette fois, c’est avec Oncologue chéri, le Dr Ramzy.
Dans l’ascenseur, je suis en pleine confusion, je ne parviens pas à me souvenir de l’étage du service d’oncologie. Incroyable. C’est quand-même là où j’ai fait mes satanées séances de chimio, je pensais que chaque détail de cette expérience resterait gravé au fer rouge dans ma mémoire. Eh bien non, on oublie, et c’est tout à fait réconfortant.
Le rendez-vous est positif. Tout va bien, pas d’ennemi à l’horizon.
Docteur Ramzy m’annonce qu’il quitte la région bientôt, ce traître, la prochaine fois ce ne sera plus lui. Encore un qui prend une décision sans me demander mon avis, je proteste. Je vais vous suivre, je ne veux pas changer. Où allez-vous ? En Nouvelle Calédonie. Bien joué, je suis obsessionnelle mais pas au point de traverser le globe.
Il va falloir que je cesse de m’attacher à mes médecins.
Deux ans se sont écoulés depuis le début du bouillon de tourteau. Il est temps de passer à autre chose.
Les risques de rechute sont importants. Un taux de récidive de 20% sur les cancers hormonodépendants, je trouve le jeu beaucoup trop risqué, mais nous sommes dans une partie de Jumanji, on ne choisit pas d’y retourner, c’est le jeu qui vous choisit.
A certains moments, souvent incongrus, l’idée de la rechute me traverse. Je m’arrête quelques secondes – la stase de la métastase – le temps d’y penser, et de chasser cette idée inutile.
L’archange va devoir veiller, il faudra lui chatouiller les ailes de temps en temps pour qu’il ne dorme pas sur ses lauriers.
La vie sera désormais incertaine, menaçante, en un mot damoclétienne.
En réalité, elle l’était tout autant auparavant, la seule différence, c’est que je ne le savais pas. J’ai beaucoup progressé ces derniers mois. Je suis devenu le produit du croisement entre un paon déplumé et un robuste papillon des champs.
Je démarre la radiothérapie pleine d’entrain, ça s’annonce plus sympathique, une séance par jour, 33 séances, mais peu d’effets secondaires et pas de séquelles prévisibles, c’est un jeu d’enfants après la chimio.
La radiothérapeute précise quand même qu’il arrive que la peau se fissure et s’ouvre sous l’effet des rayons. Mais pas d’inquiétude, ça arrive rarement.
Laissez tomber, Docteur, ça arrivera, j’en suis sûre. Mais non. Mais si.
Elle prévient qu’à l’avenir, si j’ai des alertes au niveau du cœur, il faudra courir aux urgences cardiaques. Le cœur est un peu irradié, on ne sait jamais. Pas du tout angoissant, cette affaire.
La mise en place est fastidieuse.
La séance de tatouage des repères fait mal, puisque je rappelle que j’ai un seuil de tolérance à la douleur de – 2/10.
Je n’arrive pas à rester immobile lors de la séance suivante des prises de mesure, j’énerve tout le monde, on menace de me faire revenir à une session de rattrapage. Mais comment font les autres pour rester 20 minutes en position allongée les bras en l’air sans bouger ? Il faut avoir accédé à un niveau spirituel de bouddha couché, ce n’est pas donné à tout le monde. Je ne dois pas être la seule à ne pas y arriver ? Si, apparemment, les autres ne se plaignent pas. C’est donc la honte.
Vraiment Régis, tu aurais dû choisir quelqu’un d’autre, je suis nulle comme patiente cancéreuse.
Mais une fois que ces deux séances préparatoires sont passées, la radiothérapie s’installe dans une routine quotidienne.
Chaque soir, après le travail, je mets la musique à fond dans la voiture, et je vais faire ma séance de rayons.
L’installation, qui consiste à caler la position pour que les rayons tombent exactement aux endroits choisis, est plus longue que la séance elle-même.
Ensuite, il faut tenir une dizaine de minutes, allongée avec les bras en l’air sans bouger un sein. Jusqu’au bout, je reste minable dans cet exercice. J’ai des fourmis dans les bras (pas des petites fourmis ordinaires, des fourmis rouges géantes enragées). Et j’ai furieusement envie de me gratter partout pendant chacune de ces dix fichues minutes.
Pour tenir et ne plus y penser, je me concentre à fond sur des questions existentielles.
Les autocollants de schtroumpfs collés au plafond dans toutes les salles de radiothérapie m’occupent beaucoup. Qui est le quidam ou la dame qui a collectionné les autocollants de schtroumpfs dans des boîtes de Vache Qui Rit, puis a sorti une échelle et l’a déplacée de salle en salle pour les coller au plafond ? Pourquoi avoir fait tous ces efforts pour finalement les coller de travers, au risque de créer une anomalie dans la symétrie de mon hôpital ? Comment ai-je pu progresser au point de dire « mon » hôpital, m’appropriant ce lieu honni comme un endroit familier susceptible de faire partie de mon univers ? Est-ce vraiment possible de compter 10 fois soixante secondes sans perdre le fil du décompte (spoiler : non) ? Suis-je capable de me souvenir de mes tables de multiplication (spoiler : c’est non à partir de la table de 7) ?
Et si j’essayais la méditation ? Je ne sais pas trop comment on fait, voyons, il faut se centrer sur l’instant présent pour bloquer les pensées parasites … ah coucou le schtroumpf. C’est fini Madame, vous pouvez bouger. Ouf.
Trente trois fois 10 minutes à tenir, en se repliant dans des pensées volatiles, c’est faisable. Désolée, j’aurais pu en profiter pour réfléchir au sort du monde, c’est bien dommage mais je n’y ai pas pensé, je me suis fait schtroumpfer le cerveau.
Au final, la radiothérapie se passe bien. Les séances quotidiennes sont lassantes mais supportables.
Certains détails sont éprouvants. Tout dépend de l’hôpital qui vous accueille. Dans le mien, c’est assez violent : ils passent du Calogero et du Céline Dion pendant les séances. A chaque fois. Je me dis que les dernières métastases vont s’enfuir, dégoûtées, ce doit être inclus dans le traitement.
Evidemment, comme prévu, je fais mon intéressante. Au bout de quelques séances, j’ai la peau qui brûle, se fissure, et forme une plaie à vif et suintante sous le sein.
On me prescrit un pansement non adhésif pour poser sur la plaie. Le mode d’emploi fait douze pages, tout ça pour expliquer finalement qu’on peut le faire tenir en utilisant un adhésif. Quelle merveille : acheter un pansement non adhésif, puis acheter des adhésifs pour le faire tenir.
Dans mon cas, l’adhésif est proscrit sur la plaie à vif, donc je le pose sans rien, et sous l’implacable effet de la loi de la gravité, il tombe. J’y gagne un motif de satisfaction : cela signifie que je n’ai pas encore les seins qui tombent assez pour faire tenir le pansement.
Une infirmière propose une solution : on découpe un bandeau dans un slip en filet jetable pour maintenir le pansement, on le baptise « le système D de la culotte », et ça marche.
En radiothérapie, l’ambiance est bien meilleure qu’en chimiothérapie. Dans la salle d’attente, ça bavarde, ça rigole beaucoup. Peut-être est-ce lié au fait que je viens le soir, un moment où il y a moins de monde et où le relâchement de fin de journée se fait sentir.
Les femmes que je croise me racontent leurs histoires, toutes plus éprouvantes les unes que les autres, la plupart ont plusieurs maladies graves en même temps et elles restent joyeuses et fortes. Femmes je vous aime.
La salle d’attente est décorée avec des pancartes apaisantes, avec des mots écrits dans tous les sens. VIE, BONHEUR, CALME, ENERGIE, PARFUMS, NEZ.
Trente-trois séances à me demander ce que ce nez venait faire ici.
J’ai honte mais j’ai compris à la dernière séance, la trente troisième, que ce nez écrit verticalement se lisait de bas en haut, c’était donc ZEN, évidemment. Ce fût l’apogée de ma radiothérapie.
Je revois une dernière fois l’oncologue à la fin du parcours. Je suis fière de moi et fière de lui, on se congratule. En vrai, je ne le détestais pas ce Docteur Ramzy. Il a été parfait, doux, patient, et toujours joignable.
Je lui demande si on peut enlever la boîte, mais c’est trop tôt, on va attendre quelques mois, au moins un an ou deux.
Voilà, rien n’est vraiment dit, mais les blancs sont faciles à compléter, on garde la boîte au cas où …, les petits points susurrent le mot rechute.
Pour le moment, c’est tout de même bel et bien la fin du parcours hospitalier.
Regis, si tu m’entends de ta constellation très lointaine, aussi lointaine que possible, je peux le dire maintenant. JE T’AI EU.
Je n’ose pas encore le dire trop fort, alors je vais le redire tout bas, le souffler, le murmurer en creusant mes rides du sourire avec allégresse : je t’ai eu.
Moi, mon armée de chevaliers médecins et d’elfes infirmières, mon prince à l’épée-bistouri, ma dame du lac kiné, mon enchanteur et ses philtres chimiques, ma Lara Croft aux rayons X, nous t’avons bien eu. Enfin pour le moment. Enfin je crois.
Avant de voir l’oncologue, les examens s’enchaînent. Scintigraphie du cœur, scintigraphie des os, scanner, prises de sang.
En saison 2, les piqures et les prises de sang ne font plus peur, c’est la routine.
Globalement, pendant 10 jours, on m’envoie plein de liquides dans les veines. Après, je fais pipi bleu, pipi rouge, je fais des arcs en ciel. Hé, Manneken Pis, mon petit bonhomme, viens voir et essaie un peu de faire pareil qu’on rigole.
Je découvre plein de machines, celle sur laquelle on glisse en tapis roulant, celle dans laquelle il faut entrer dans un tube, celle sur laquelle on est sanglés comme un rôti. C’est Disneyland : tu attends beaucoup trop pour un tout petit tour dans le manège. Il y a même des machines qui parlent : « Inspirez, Retenez votre respiration, Vous pouvez expirer ». La même voix qui dit habituellement « Tournez à droite » et « Prenez la troisième sortie ».
Ces machines viennent me chatouiller la claustrophobie, je dois puiser dans mon courage légendaire, si légendaire qu’on ne l’a jamais vu en vrai. Disons que ces petits intermèdes ne me plaisent pas du tout.
Je dois coûter un pognon de dingue à la sécu, vu que je ne paye jamais rien (merci les SPEG). J’amortis mes 30 ans de cotisations qui n’avaient jamais servi.
En médecine nucléaire, tout le monde doit sortir de la salle des machines à cause des radiations. Eh les amis, moi j’y reste, dans la salle, vous êtes sûrs que c’est normal ?
Je découvre le scanner. On me fait entrer dans le vaisseau de Star Trek. Longue vie et prospérité.
Une infirmière prévient : j’injecte un liquide, d’un seul coup vous allez avoir une impression de chaleur dans tout le corps et l’impression de vous faire pipi dessus.
Tout se passe exactement comme annoncé, vague de chaleur de la racine des cheveux jusqu’au bout des doigts de pied, sensation de vessie qui se vide, les klingons attaquent.
L’infirmière revient, c’est déjà fini, je peux partir.
Misère, je ne sais pas si j’ai eu l’impression de faire pipi ou si je l’ai fait pour de bon. Capitaine Kirk, tournez-vous, j’aimerais conserver un peu de dignité … Bon, finalement c’était juste une impression, je peux quitter le vaisseau la tête haute et les fesses propres.
Les examens de contrôle sont finis. C’est l’heure de la première rencontre avec l’oncologue.
Je préviens JP – mon mari – que ça va sûrement se compliquer. J’imagine qu’il faudra suivre un régime alimentaire strict pendant la chimio, ça va durer des mois, on ne va pas rigoler.
L’oncologue est jeune, comme il se doit, et c’est un géant, il doit mesurer plus de 2 mètres et il est tout maigre. JP, qui ne retient aucun nom, l’appelle Ramzy, ça le rend drôle et attachant, ma foi je prends.
Dès notre arrivée dans son bureau, ce jeune blanc bec me prend de travers, il me demande si je suis à la retraite. Moi, une jeune fille en fleurs-même-pas-fanées, moi, en retraite ! JP pouffe. J’embraye : « JP, prends tes affaires, on s’en va ». On fait semblant de se lever. Ramzy devient tout rouge, le pauvre.
Mais non c’est une blague, on reste, allez, envoyez les missiles.
On commence par la bonne nouvelle. Le cancer est parti, extirpé, et renvoyé dans sa constellation, auprès de Castor et Pollux.
Tout ce que l’on fera désormais consiste à finir proprement le travail et diminuer les risques de rechute.
Pas le temps de déguster cette délicieuse entrée en matière, il déroule le programme : une séance toutes les trois semaines, deux protocoles, six séances en tout, trois séances pour chaque protocole.
Enumération des risque d’effets indésirables : fatigue intense, nausées, vomissements, diarrhées, constipation, essoufflement, problèmes de peau, mycoses, chute des cheveux, perte des poils, perte des ongles, bouffées de chaleur, assèchement des muqueuses, aphtes, diminution des globules blancs, immunodépression, allergies, boules de feu, raz de marée, nuages de sauterelles.
Trop longue la liste, il faudrait résumer. Risques d’effets indésirables : Tous.
Il me donne une liasse de prescriptions de médicaments à prendre avant et après les séances. Une liasse ! C’est proustien. « A la recherche du temps perdu » écrit en médicaments.
Il a aussi mis un arrêt de travail de cinq mois. Ah non, je n’en veux pas, je suis irremplaçable.
Des questions ? oui, une seule (et je le dis en serrant les fesses, preuve de l’importance obsessionnelle du plaisir alimentaire dans la famille) : n’y a-t-il pas un régime à suivre ? L’oncologue s’exclame, ah oui, j’ai failli oublier le régime.
Interdiction absolue … roulement de tambour … interdiction absolue de manger du pamplemousse et du millepertuis.
On éclate de rire. On avait imaginé d’horribles privations, plus de sauces, plus de pommes de terre sautées, plus de fromage, plus d’apéritif, un monde de désolation. On ferait presque une petite danse de la joie.
Ma fille me suggère de faire quand-même un jeûne avant la chimio, il parait que c’est une excellente préparation. Laisse tomber chérie, j’ai un cancer, je ne suis pas masochiste. Je ferai le jeûne de pamplemousse, ça ira très bien (coïncidence, je déteste ça, la chance je vous dis).
Avant la première séance, je passe à la pharmacie avec ma liasse. La pharmacienne me dorlote, elle m’explique tout, elle m’offre des plaquettes d’information, plein d’échantillons de crèmes, de sincères encouragements, et un tote bag.
Je suis traitée comme une VIP, même à la pharmacie. Ceux qui attendent derrière moi pendant une demie heure sont verts de jalousie.
Trop de gentillesse décidément pendant ce cancer, je crains de m’y habituer.
4 décembre 2020, chimio 1
L’humeur est moins blagueuse. Je prends un anxiolytique. JP me colle le patch anti-douleur sur la boursouflure du port à cathéter et me dépose sur le parking.
Je dois y aller seule, toujours le covid. Avant la première séance, je vois une infirmière qui me répète tout ce que m’a dit l’oncologue. Ils ont raison, on n’entend rien la première fois.
Je reçois un bracelet en plastique, on m’en donnera un avant chaque séance. Comme au club Med. La comparaison s’arrête là, le concept est très éloigné du Darla Dirladada.
On me donne un numéro de chambre et je me débrouille toute seule pour m’installer. Nous sommes deux par chambre, dès qu’un gentil membre a fini, un autre prend sa place, pas de temps mort.
Quand j’arrive dans la chambre, ma voisine est déjà installée sur son fauteuil, elle fait un vague signe de tête, elle ne décroche pas un mot, elle a mis la télévision à fond, une navrante téléréalité.
C’est contraire à toutes mes projections romantiques. Moi je pensais qu’on s’entraidait entre sœurs de cancer, j’avais imaginé que les plus anciennes prenaient les nouvelles sous leurs ailes bienveillantes. Je comprendrai plus tard que ma voisine est déjà au deuxième protocole, elle porte un casque réfrigéré la pauvre, ça refroidit la chaleur humaine.
J’essaie de comprendre comment marche le fauteuil, je ne comprends rien. Une infirmière qui passe voir ma voisine me montre une télécommande avec plein de boutons pour le fauteuil. Sachant que je sais me servir d’une télécommande comme d’un plan de montage IKEA, c’est un défi.
Il y a des boutons qui représentent le fauteuil avec la partie qui peut bouger, assis couché, monter descendre, d’accord. Mais d’autres sont mystérieux, ils ne montrent que le bonhomme, sans le fauteuil.
Pendant toutes mes séances de chimio, je n’ai jamais osé tester les boutons lévitation et lévitation avec fantômes.
La séance commence, c’est indolore, pas de piqure, pas de perfusion, merci la boîte.
Trois heures plus tard, je peux rentrer, ce n’est pas si terrible une chimio.
Erreur de débutante … La chimio est arme de destruction massive. Elle détruit tout, on n’en sort pas indemne. Dites donc, c’est curieux d’utiliser une sulfateuse pour tuer des résidus microscopiques. C’est disproportionné cette guerre chimique, pourquoi pas un pulvérisateur avec les bretelles et le réservoir dans le dos ?
A la fin de la journée, je prends une teinte verdâtre, ça tangue, je suis crevée.
Le lendemain, ça empire, je ne tiens plus debout, je ne tiens même pas le temps d’un repas à table. Pourtant mon mari a sorti le grand jeu, un fameux jambon blanc purée maison, que j’abandonne piteusement pour aller dormir.
Pendant une semaine, l’évolution est démoralisante, on se dit que ça ira mieux demain, mais non, c’est pire chaque jour. L’énergie est siphonnée. J’avance dans un ralenti poisseux monochrome. Je deviens vulnérable comme un nouveau-né avec un corps de vieillarde.
Le cerveau s’embrume, pas la force de lire, de suivre une conversation, d’être soi-même. Je n’arrive même plus à écouter de la musique. Activité intellectuelle : néant. Activité physique : néant. Activité sociale : néant.
Je suis néantisée, électroencéphalogrammeplatisée.
Les heures sont longues, les jours sans fin. Il faut marcher, j’essaie, au bout de 200 mètres, je suis au bout de ma vie et le trajet de retour est si long.
Ma chimio joue le scénario du Titanic. Tangage, Naufrage, Epave. C’est bon, on a touché le fond ? Non, après le Titanic, je découvre la géologie sous-marine, il y a des fosses et des sous-couches. Descente à pic dans les abysses. A cette profondeur, les poissons rouges n’ont aucune chance de survie. Les concombres des mers, oblongs et mous, arrivent à s’adapter. Je me transforme en concombre des mers. Ce voyage est interminable.
Au bout d’une semaine, ça remonte, et curieusement c’est à ce moment-là que tout lâche. Je pleure. Le concombre des mers est une éponge, j’ai absorbé la moitié de l’océan, il faut essorer.
Direction le cabinet du bon Docteur B, mon généraliste. Je tombe sur un remplaçant, encore plus jeune, bon sang, ils les prennent au collège maintenant. Je lui raconte tout, je pleurniche. Est-ce bien normal ? J’ai une théorie, ce sont sûrement les médicaments qu’on me fait avaler avant la séance qui me mettent par terre, si on les supprimait la prochaine fois ? Et si on supprimait la chimio finalement ?
Le collégien est un sage, il trouve les mots, il calme la bête qui s’emballe. C’est très bien de pleurer, ça libère les endorphines, il y a longtemps que vous auriez dû ouvrir les vannes. Je pleure de plus belle, je dégouline, il cherche des mouchoirs. Je suis désolée, je ne peux pas m’arrêter, je me croyais plus forte que ça. Mais non Madame, selon moi vous êtes la personne la plus forte que j’ai rencontré depuis que je me suis levé ce matin. Oh merci, que ça fait du bien ! Puis il m’explique les bienfaits de la chimio.
Petit cours de rattrapage de la chimio pour les nuls :
La sulfateuse arrose tout pour détruire les cellules, sans faire le tri entre les bonnes et les mauvaises cellules.
Les premières à tomber sur le champ de bataille sont celles qui naissent et meurent rapidement : système sanguin, système pileux, système digestif, et cellules de crabe errantes.
Par chance, les bonnes cellules sont intelligentes, elles savent se reconstruire. Tandis que les méchantes cellules de crabe sont des crétines, elles meurent et ne savent pas se recréer. Ce n’est peut-être pas d’une absolue rigueur scientifique, mais c’est ainsi que je l’ai compris.
Le secret de la chimio tient donc en ces mots magnifiques : le cancer est un con qui ne sait pas reconstruire ses cellules sulfatées.
Cette découverte me convient parfaitement, et je peux désormais donner un nom à mon cancer, ce sera Régis. Référence de vieux, tant pis pour les autres, c’est mon cancer, je fais ce que je veux.
Au bout d’une semaine, le calme étant à peu près revenu, je peux retourner au bureau. Je n’ai pas trop le choix, je suis indépendante et libérale. Mais cela me convient, je vois du monde, je pense à autre chose, je reviens à la vie. J’ai installé un matelas dans un bureau vide, de temps en temps je disparais pour dormir, et vogue la galère.
Il ne reste que deux semaines avant la chimio 2, ça passe très vite. La première semaine après une séance dure un siècle, les deux semaines à suivre passent comme des étoiles filantes. L’élasticité du temps est un mystère métaphysique.
C’est le moment de gérer un autre problème, mes cheveux doivent tomber au bout de 20 jours environ, donc juste avant la deuxième séance.
Au terme d’une réflexion intense, je décide de ne pas prendre de perruque. La perruque c’est nul, c’est moche, ça gratte.
Je vais porter des foulards, je n’ai pas une tête à foulard, mais tant pis, ça semble plus amusant.
J’écume les sites Internet qui vendent des foulards, des bonnets, des turbans. Je regarde les tutos pour apprendre à nouer les foulards. Nœud en haut, en bas, derrière, sur le côté, drapé, enroulé.
Les modèles sont des filles de 20 ans, avec des yeux éblouissants, un ovale de visage parfait, une peau de pêche, ça donne envie d’être chauve.
Google décide que je suis passionnée par les turbans de chimio. Quelles que soient mes navigations ultérieures, il me propose des photos de turbans pendant des semaines. Je cherche la recette du saumon gravelax, turbans de chimio. Je consulte le programme télé, turbans de chimio. Mais lâchez-moi le turban nom de dieu.
Je reçois mes foulards, ils sont beaux comme sur les photos. Sur moi ils sont moches. J’ai une tête de cul avec une couche pampers.
On est à quelques jours de la deuxième séance, mes cheveux vont tomber d’un jour à l’autre, au secours, je veux une perruque tout de suite. Aucune constance. Je commande une perruque sur Internet.
La plupart des femmes passent par des coiffeurs, qui se font livrer quelques modèles de perruque présélectionnés pour pouvoir faire des essais. On trouve même désormais des professionnels spécialisés, des socio-coiffeurs, des socio-esthéticiens, des socio-tout, qui peuvent faire du bien. Il ne faut pas hésiter, on le mérite bien.
Pour ma part, je n’y ai même pas pensé, j’ai directement commandé une perruque sans l’essayer. Il suffit de repérer la perruque la plus proche de ses cheveux naturels si on ne veut pas modifier son image. Ma perruque était parfaite, la plupart des gens ne se sont même pas aperçus du changement.
Avec le recul, je me pose la question de la pertinence de ce choix.
Comprenez bien : A cette étape de l’aventure, nous avons la possibilité, une fois dans notre vie, de nous faire un plaisir complétement fou : changer de cheveux, sans aucune limite ni contrainte. Je peux décider d’avoir les cheveux de Monica Belluci ! ou une longue crinière rousse avec des reflets bonds vénitiens. Nicole Kidman les filles !
Au lieu de profiter de cette occasion, je me la joue petits bras et je m’offre une chevelure banale proche de mes misérables attributs habituels. Le manque de panache, quoi.
Evidemment, si tu t’offres Monica ou Nicole, c’est moins discret, cela suppose que tu passes six mois à décliner ton identité et à raconter ta maladie à tes interlocuteurs. Je ne sais pas. C’est à réfléchir, et je n’ai aucune envie de refaire l’expérience pour tester l’alternative « cheveux de folie ».
A huit jours de la deuxième séance, arrive alors le stupide accident de parcours. Je me casse la dent de devant, celle qui se voit dès qu’on ouvre la bouche, il en manque la moitié. Je le prends très mal, niveau fin du monde.
Je vais bientôt être chauve, d’accord, mais chauve et édentée ! La petite sœur de Popeye ! Pire, la mère de Popeye ! Je ne peux pas, vraiment pas.
J’appelle mon dentiste, j’explique, c’est une urgence psychiatrique. L’assistante me propose un rendez-vous dans 3 mois. Mais je n’ai pas 3 mois, Carabosse, j’ai 3 jours, au secours. Elle ne peut rien faire, elle est froide comme un vieux glaçon amer.
Elle me dit d’appeler d’autres dentistes. Quoi ? Ce dentiste me suit depuis 30 ans mais je dois en trouver un autre pour gérer une urgence psychodentaire, dans mon département où les dentistes ne prennent plus les nouveaux clients.
Note pour mon petit carnet de bord : Ne plus jamais remettre les pieds chez mon dentiste. Ni les dents.
Je finis par trouver une dentiste humaine, elle me reçoit en urgence, elle répare ma dent, elle est adorable, je suis sauvée.
Les petites victoires transcendent les guerriers. Après cette victoire décisive sur la traitresse incisive, je suis prête pour la calvitie.
Trois jours avant la deuxième séance de chimio, mes cheveux tombent, par poignées. Je sens mes cheveux sur ma tête comme s’ils étaient vivants. J’ai l’impression d’avoir une colonie de fourmis sur le crâne. Je ne sens plus que ça, mes cheveux crient, ils me supplient de faire quelque chose.
Ma coiffeuse est à 35 kilomètres, trop loin, pas le temps. Je rentre dans le premier salon de coiffure sur ma route, à côté du bureau. Bonjour Monsieur le coiffeur, on ne se connait pas mais je voudrais que vous me rasiez la tête. Le pauvre, il est pétrifié. Je lui explique, chimio, fourmis qui gigotent sur ma tête, il me propose de repasser le soir à la fermeture. Je ne sens pas l’enthousiasme. Tant pis, il faut avancer.
Une fois de plus, mon archange veille.
Le coiffeur m’a fait revenir à la fermeture pour qu’on soit tranquilles, il me demande si je veux être installée devant un miroir ou sans miroir, il est profondément empathique et m’explique que sa femme a eu un cancer du sein l’an passé, il a dû la raser, il comprend tout.
L’épreuve se transforme en parenthèse.
Je joue quelques minutes avec l’idée de faire croire à mes copines que j’ai besoin d’elles, que j’ai souvent entendu parler de filles merveilleuses qui se font raser en même temps que leur copine cancéreuse, ça aide bien parait-il. Je renonce, elles seraient capables de le faire. Mauvaise blague.
Me voilà chauve. Sans commentaire. C’est comme ça, ça fait partie de l’aventure. J’étais préparée mentalement.
Je vois beaucoup de femmes donner des conseils pour conserver sa féminité. La plupart des articles sur le cancer donnent de longues listes de produits et d’astuces beauté. Être chauve, belle et bien dans sa peau.
Je le comprends, mais c’est très personnel. S’il en ressort du bien-être et de la réassurance, c’est parfait, il faut le faire, profiter de tous ces conseils, et à fond. Si ce n’est pas le cas, on laisse tomber. Chacun fait ce qui lui plait, ici comme en toute chose. Nous n’avons aucune raison de nous charger avec des contraintes inutiles alors que nous portons déjà un gros Régis obèse.
Me concernant, ces injonctions à rester dans les standards féminins étaient insupportables. A celles qui le vivent comme moi, je ne donne qu’un conseil : éviter les miroirs pendant quelques temps, la vie est ailleurs.
Je mets les foulards quand je suis avec mes proches. Ils me disent que je peux rester avec mon crâne nu à la maison mais c’est au-dessus de mes forces, je n’y arrive pas. Je mets la perruque quand je reçois des clients et quand je dois prendre la parole en public. Mon associé et meilleur ami me prévient quand je la mets de travers.
Je m’habitue à tout, les foulards, la perruque.
Chimio 2, le 24 décembre
Joyeux Noël. Je m’en fous, je n’aime pas Noël.
Mon mari et mes enfants me laissent choisir le menu du non-réveillon. Je choisis gambas au barbecue, frites, et beurre d’ail, notre plat fétiche de l’été. J’ai le droit, j’ai chimio, je fais ce que je veux.
J’ai encore un peu d’optimisme, on évitera peut-être les abysses. Non, on ne les évite pas, coulage à pic bien profond pendant une semaine interminable, abîme, abysses, concombre de mer.
Boule de neige et jour de l’an
Et bonne année Grand-mère.
Beurk.
Le scénario ne change pas. Pas le choix, il va falloir s’habituer.
Les intervalles de 3 semaines passent trop vite.
J’attaque la séance suivante sans illusion, je sais que j’aurai le Titanic et le concombre.
15 janvier 2021, chimio 3
Dès que l’infirmière lance le produit et sort de la chambre, c’est la panique. Je sens le liquide affluer dans tout mon corps, de mes orteils à mon crâne.
Je fais une allergie, c’est sûr. Je sonne, au secours, je fais un choc anaphylactique. Scan cérébral, charriot de réa, passez-moi trois unités de sang (trop de séries médicales US).
L’infirmière arrive, n’importe quoi, le liquide commence juste à passer, il n’est pas rendu dans les doigts de pieds et ce n’est qu’une prémédication inoffensive. C’est une crise d’angoisse, on se calme. Cette aventure me tape sur le système.
Le troisième naufrage est pire, c’est de plus en plus long, je coule pendant une bonne dizaine de jours. Je n’ai plus du tout de souffle, je peine à monter les escaliers, j’ai des boutons sur le ventre, je saigne des gencives et du nez.
Je ne veux plus y aller. Quand on me dit d’un air guilleret que j’ai déjà fait la moitié, j’ai envie de cogner, ça veut dire que j’ai encore la même distance à parcourir.
L’oncologue me reçoit entre la fin du premier protocole et le début du deuxième. Je n’ai plus la moindre envie de plaisanter, j’ai envie de mordre.
J’attaque bille en tête. Est-ce qu’on peut faire un examen, n’importe quoi, genre Startrek, pour savoir s’il y a encore des métastases ? Comme ça, on pourrait éviter de faire un deuxième protocole pour rien ?
Non, on ne peut pas, l’objectif consiste justement à tuer ce qui ne se voit pas, les métastases perfides équipées d’une cape d’invisibilité. Il faut aller au bout du bout, aucune trêve possible.
Il commence à me parler de la fin de la chimio, je vais être convoquée par le radiothérapeute, puis ce sera l’hormonothérapie pendant 5 ans. J’ai entendu dire que l’hormonothérapie fait grossir, est-ce bien nécessaire de le faire ? Indispensable, et il suffit de faire du sport pour éviter d’enfler comme une grenouille prétentieuse. Du sport ! Je le déteste.
La chimio 4 est en approche, j’ai du mal à trouver la volonté nécessaire pour y aller. Je rêve de faire la chimio buissonnière.
Mon cerveau conscient se souvient de la stratégie chimique à l’œuvre dans cette bataille. Ce sont mes émotions et mon corps qui se rebellent contre cet empoisonnement volontaire.
Il faut dire que le mécanisme est vicieux : lutter contre le naufrage, remonter pied à pied des abysses, et s’injecter de nouveau délibérément le poison goutte à goutte quand la tête est sortie de l’eau. Nous frôlons la perversion.
Je décide d’aller voir une femme qui fait de la médecine chinoise, tout le monde m’en parle, elle aide à supporter les effets secondaires de la chimio, mais il est quasiment impossible d’obtenir un rendez-vous avec elle, tant elle est sollicitée.
Je me démène, j’obtiens le rendez-vous. Cap sur la fée chinoise. Au point où j’en suis, c’est une aide comme une autre.
Surprise, la dame est blonde et scandinave.
Elle ne porte pas de masque, en plein covid, alors qu’elle reçoit des malades immunodéprimés. Dès la première minute, j’aurais dû tourner les talons.
Elle me propose une séance d’acupuncture. Pas de souci, une aiguille chinoise, c’est moins fort qu’une piqure, ça devrait bien se passer. Erreur, ça fait mal.
Elle me dit de dormir pendant 20 minutes avec mes aiguilles plantées partout. Elle me parle comme si on passait un moment délicieux. Elle me conseille de dormir alors qu’elle vient de me transformer en porc épic. Mais si je m’endors, si je me retourne, si une aiguille s’enfonce et transperce un organe vital… cette femme est folle. Je suis en train de terrasser le cancer et je prendrais le risque de mourir transpercée par une aiguille d’acupuncture. Non merci.
Elle m’explique ensuite qu’elle va me planter des graines de fleurs dans les oreilles, plein de graines de fleurs, pour faire de l’auriculothérapie.
Une fois ensemencée, elle me donne des conseils de médecine douce.
Je dois manger des sardines, des maquereaux, de l’os de seiche pilé, boire de l’huile de foie de morue et une tisane tous les jours, qu’elle fait venir de Suisse et qui coûte la peau des fesses de Kim Kardashian.
Entre la tisane et tous ces résidus de poissons, je ne sais pas ce que déteste le plus.
Elle conclut en me disant qu’on va se voir pendant des années. Exactement ce qu’il ne faut pas me dire.
Fin de l’épisode sino-scandinave, adieu tisanes, sardines et morues, je laisse tomber.
5 février 2021, chimio 4, début du deuxième protocole
J’attaque la chimio 4 à reculons. J’oublie de poser le patch antidouleur avant de partir, autant rendre ça le plus pénible possible.
Le deuxième protocole s’appelle Taxotère. Qui est le petit génie qui a eu l’idée de donner un nom d’impôt à un protocole chimique ? Le nom suffit déjà à rendre le processus anxiogène.
A ce stade, on me propose de mettre un casque, des bottes et des gants réfrigérés pendant la séance, pour éviter la chute des ongles et favoriser la repousse des cheveux.
Sulfateuse et glacière en même temps, nous montons en gamme.
L’infirmière me passe les bottes, c’est glacé, ça me colle immédiatement une crampe dans chaque pied. Elle me propose de les enlever en cours de séance si ça me gêne trop. Stop ça me gêne déjà trop, dégagez-moi ces seaux à glace !
On les enlève, je n’ai même pas tenu 10 secondes avec mes bottes gelées, ça suffit les délires sadiques.
L’infirmière n’essaie même pas de proposer le casque et les gants, mes yeux en forme de mitraillette doivent être suffisamment dissuasifs.
Samedi, dimanche, les deux jours qui suivent se passent plutôt bien, je vais peut-être mieux supporter le deuxième protocole, certains disent qu’il est moins violent. Je me dis qu’il ne faut pas s’emballer, mais je m’emballe un peu quand-même.
Le lundi matin, je me réveille dans un état lamentable. J’ai mal aux os, j’ai mal au ventre, j’ai des spasmes violents à l’estomac, ma bouche et ma gorge me brûlent littéralement. Toutes les muqueuses de la bouche, gorge, palais, gencives, langue sont en flammes, et mes lèvres sont boursouflées.
J’essaie de me lever, je crie de douleur, impossible de poser le pied par terre. Mais qu’est ce qui se passe ? Le dessous de mes pieds est rouge vif, couleur de crustacé ébouillanté, avec des petites fissures qui brûlent. Impossible de marcher.
Le pire, ce sont les pieds, non la bouche, non la fatigue. Naufrage.
Je suis en colère, folle de rage. Contre ce salopard de Régis le pervers, et contre la sulfateuse. Je comprends que les trois dernières séances seront pires que les trois premières.
Je me traîne pendant une semaine entre le lit, le canapé, et les toilettes. Il est difficile d’ingurgiter quoique ce soit.
Au troisième jour, mon corps se couvre de boutons qui démangent. Mes mains pèlent. J’ai un début de conjonctivite.
J’appelle l’oncologue. Il comprend tout de suite ce qui arrive. Je fais un syndrome mains pieds. Dans mon cas, il s’agirait plutôt d’un syndrome pieds pieds. Par ailleurs (car ça n’a pas de rapport, c’est juste un cumul fâcheux), l’ulcération des muqueuses de la bouche et du système digestif est une mucite.
C’est effectivement très fâcheux, en tous cas, ça me fâche beaucoup.
L’oncologue veut me voir 3 jours avant la prochaine séance, mais il ne semble pas décidé à changer quoi que ce soit.
Il me demande de venir avec des photographies de mes pieds, et il m’envoie chez le médecin généraliste pour soigner la mucite et les démangeaisons. Pour les pieds, rien à faire, le problème va se résoudre avec le temps. Misère.
Trois jours avant la séance, comme convenu, je déboule chez l’oncologue. Je suis remontée comme une pendule, je m’attends à devoir défendre chèrement ma peau.
Il regarde les photos de mes pieds. Il semble impressionné : vous faites vraiment beaucoup de toxicité.
Oui Monsieur, je suis ce genre de personne qui ne fait rien à moitié. Je fais de la lymphe en jéroboams, je coule à pic, je suis capable de me transformer en concombre des mers et en homard bouilli. Je me complais dans la toxicité, c’est la croix qu’il me faut porter.
L’oncologue met tout de suite fin au suspens. On arrête le Taxotère, c’est trop risqué. Je respire enfin, j’étais en apnée.
Il me propose un choix : soit on arrête définitivement la chimio, soit on bascule sur un nouveau protocole moins violent, mais dans ce cas il faudra repartir sur six nouvelles séances, plus rapprochées, une toutes les semaines.
Si on arrête tout, la protection contre les risques de rechute sera moindre. C’est une sorte de pari statistique, car rien ne permet de garantir qu’il y aura ou non rechute, même si on va jusqu’au bout. C’est à moi de choisir, il ne m’impose rien.
C’est un non choix, on ne joue pas avec les statistiques, on ne parie pas avec le cancer. Régis est un tricheur, un fameux joueur de bonneteau. Allons-y avec le nouveau protocole.
Je veux boire la coupe jusqu’à la lie, et non jusqu’hallali. Nuance.
J’aurai donc six séances hebdomadaires avec le nouveau mélange chimique. Adieu Taxotère, Bonjour Taxol. Je vois que le génie des noms médico-fiscalistes a encore sévi.
Je suis soulagée. En même temps, j’ai l’impression de repartir à zéro : de nouveau six séances comme si je n’avais rien fait. J’avais fait deux tiers du parcours. Il me restait deux séances. Il faut tout recommencer.
Troisième protocole
J’attaque les six semaines de Taxol.
Je n’ai plus d’effets secondaires graves, je suis juste infiniment fatiguée. Il est de plus en plus difficile de travailler avec le rythme des cures hebdomadaires.
Mes pieds sont douloureux, mais je suis prévenue que ce sera long à guérir. La peau de la voûte plantaire se détache en grands lambeaux jaunissants qu’il faut couper aux ciseaux, on dirait du plastique moisi.
L’oncologue de permanence examine mes pieds en m’expliquant que ce syndrome est assez rare, environ trois cas par an, alors qu’ils font des dizaines de chimios par jour. Ah ah ah, faut-il que je sois orgueilleuse ! Je me distingue, je donne dans la minorité statistique.
J’ai aussi les ongles des mains et des pieds qui se décollent, la perte des ongles est imminente. Du coup l’oncologue de permanence m’interdit de faire la vaisselle. Il faut bien des compensations. Maintenant c’est ma famille qui le déteste.
Les six semaines se déroulent. Je serre les fesses. Je vois la lumière blanche au bout de ce maudit tunnel chimique.
Avec le recul, le seul conseil modeste que je puisse donner pour traverser la période de chimio, c’est de boire des litres d’eau, de sortir et de marcher dès que c’est possible, même quand on n’a pas envie, ça aide à dissoudre le brouillard et à remonter à la surface.
Surprise lors de l’avant dernière séance : l’oncologue me propose de supprimer la dernière chimio si j’en ai assez. Est-ce que je veux bien ?
Voyons voir. J’ai très peu de goût pour l’état de concombre, je veux bien.
Miracle, c’est fini.
La sulfateuse rentre au garage avec son cortège de vacarme et de fureur. Sonnez les trompettes et soufflez les langues de belle-mère. Le pire est passé !
Mes petites cellules peuvent déposer les armes, parcourir le champ de bataille avec satisfaction, et panser leurs plaies en paix.
Fin de la saison 2. J’ai gagné le droit de passer au niveau 3 de l’aventure.
Il faut d’abord apprivoiser ce cancer. Apprivoiser et non pas détester. Je ne veux pas le prendre à rebrousse poils.
Je l’ai accueilli en mon sein, ce cancer vagabond, mais c’est un accueil précaire, un squat inhospitalier, il faut qu’il parte et vite.
J’essaie de donner un petit nom à ma tumeur, il parait que ça aide de personnaliser, tout le monde fait ça. Je teste des prénoms, des prénoms bizarres, qui font peur, qui font rire.
Non, ça ne prend pas, ça ne va pas à ma tumeur, elle ne me répond pas. Donc elle n’aura pas de nom, ce sera la boulette, c’est tout. La banale boulette de crabe.
Dès le lundi matin suivant, nous nous retrouvons dans la salle d’attente du service gynécologie de l’hôpital. Mon mari et moi, pas fiers, dans un monde hostile.
Moi, l’impatiente compulsive, je deviens une patiente passive.
Qui croirait que bientôt, je viendrai dans ces lieux en habituée, j’en connaitrai les raccourcis, les odeurs, les paysages visibles de chacune des fenêtres : fenêtre sur immeuble, fenêtre sur grue, fenêtre sur parking.
Dans la salle d’attente, deux populations distinctes cohabitent : les femmes toutes seules, et les couples. Quand le conjoint est là, c’est grave, on a probablement affaire à un spécimen de cancéreuse.
Le docteur A, gynécologue obstétricien, m’appelle. Il me reçoit avec une infirmière, Anne. Ce sera mon Anne à moi, celle qui me suivra pendant tout mon parcours en gynécologie, celle que je peux appeler à tout moment si j’en ai besoin. Ils sont adorables tous les deux, calmes, simples.
Je reçois un déluge d’informations, que j’oublie immédiatement.
Mon cancer est a priori au stade 2, sachant qu’il y a 4 stades pour définir l’agressivité de la chose. Le stade 2 est mieux que le 3 mais moins bien que le 1. Me voilà bien avancée.
Le docteur A me fait un croquis, il dessine un sein, une boulette, et un dessous de bras avec des ganglions. Des gros ronds et des petits ronds. La famille Barbapapa, avec le pauvre Barbanichon, les frères Barbanglions, et la méchante de la bande, Barbaboulette.
La boulette fait 2,5 centimètres, c’est déjà de la belle boulette, mais on va l’enlever. Le plan consiste à enlever la boulette, ainsi que deux ganglions sous les aisselles pour vérifier si des métastases ne sont pas remontées dans la chaîne des ganglions lymphatiques. Si les premiers ganglions ne sont pas touchés, la chaîne est saine et on peut s’arrêter là.
Si tout va bien, il n’y aura pas de chimiothérapie, seulement un mois de radiothérapie après l’opération, et cinq ans d’hormonothérapie. Chouette ! Je me suis arrêtée à pas de chimiothérapie.
Le médecin quête une approbation. Que dire ? personnellement j’aurais préféré une attaque éclair par incantation magique mais j’ai bien conscience des failles de mon projet alternatif. Donc je valide son plan d’attaque. Allons y mon général, je suis prête.
Opération dans trois semaines, et d’ici là j’ai 1 000 examens à faire. Une course folle.
Je m’inquiète, c’est que j’ai du travail moi.
Silence gêné, je suis priée d’atterrir, je dois prendre le départ de la course, le reste on verra. Il me fera un arrêt de travail. Non merci, je veux travailler, je rappelle que je suis irremplaçable.
On me remet un classeur blanc avec des fiches d’information, des fiches de rendez-vous, et même des pages blanches pour écrire mes propres notes, c’est pénible comme un cahier de devoirs de vacances. Un classeur que je dois apporter partout désormais. Si vous croisez une personne dans un hôpital avec un classeur blanc sous le bras, elle appartient à la famille des cancéreux, soyez gentil avec elle.
Je fais les 1 000 examens. Il va falloir que je demande une place de parking à mon nom à l’hôpital.
Entre autres curiosités de ce début d’aventure, on me passe un fil dans le sein pour le repérage de la tumeur à opérer. Le médecin du fil discute avec l’infirmière en préparant ses instruments : attention c’est le Dr A qui opère, il veut qu’on fasse aussi une croix au marqueur sur le sein, c’est sa petite manie.
Voilà, je vais me faire opérer par un nul qui a besoin d’une croix en plus du fil, je le déteste déjà.
Chers médecins, arrêtez de discuter avec vos infirmières en préparant vos instruments, on est à côté, on entend tout, et on pédale dans l’angoisse.
Le 8 octobre arrive très vite. Je suis opérée en ambulatoire : arrivée le matin, départ en fin d’après-midi, une promenade de santé. Avec le covid, il faut venir seule et rester seule. Pas grave, on dort tout le temps, ça limite les conversations.
Un coup de stress quand ils m’emmènent en salle d’opération, mais c’est parti, sus à la boulette.
Dans la salle d’opération, froide comme la banquise, une infirmière me parle comme si j’étais venue prendre le thé, elle me demande quel est le lieu préféré de mes vacances, je ne suis pas dupe, je sais qu’elle s’en moque éperdument, mais bon, mon lieu préféré de vacances c’est … ah trop tard, je dors, elle ne saura pas, la pauvre.
Dans la salle de réveil, nous sommes tous garés dans des box, comme des voitures aux pneus crevés.
On me demande si ça va. J’étouffe, c’est grave ? non, c’est de l’angoisse. Je veux bien vous croire mais j’étouffe vraiment, remettez-moi dans mon bocal.
On me reconduit enfin dans ma chambre. On m’informe vite fait que le chirurgien avait oublié de vérifier auprès de moi, avant l’intervention, si j’avais bien fait retirer mon stérilet comme prévu. Il a donc fait un examen gynécologique pendant que j’étais anesthésiée. Je ne dis rien, je comprends la nécessité médicale, mais en vérité je le prends très mal.
Finalement, on m’apporte un croissant industriel miteux. J’en savoure chaque miette, c’est un shoot d’ambroisie, le meilleur croissant de ma vie !
Et c’est fini, je rentre chez moi, avec une boulette et deux ganglions en moins. Il faut désormais attendre les résultats d’analyse de la boulette et des ganglions pendant trois semaines.
J’ai confiance, je tiens le bon bout. Le gynéco-magicien a tout réparé. Adieu boulette. Tu es cuite au court bouillon, la meilleure technique pour tuer un crabe au plus vite et sans souffrance.
En attendant les résultats, je vois un kiné pour récupérer l’amplitude du bras. C’est l’usine, tous en même temps dans des petits compartiments séparés par des rideaux. Le kiné me donne un bâton en bois et me laisse faire toute seule des séries de mouvements.
Je fais la majorette seule dans mon box pendant 20 minutes, c’est sinistre.
Chez moi j’ai des manches à balai, j’ai mes bras. Adieu kiné, je ferai ça moi-même.
Trois semaines plus tard, retour en service de gynécologie pour les résultats d’analyse. Mon mari est fébrile. Moi non, j’ai l’archange avec moi, ça ne peut pas mal tourner.
Hélas l’archange est faillible et le crabe est teigneux.
Les résultats sont mauvais, ça ne suffira pas. Le crabe remue encore, il est malpoli, envahissant, et il a pris les ganglions dans ses pinces télescopiques.
Le bouillon sera long finalement, et la guerre totale inévitable.
Il faut réopérer très vite, en enlever davantage, retirer tous les ganglions axillaires, et il y aura de la chimio. Dieu que ce mot est laid.
Et après, si ça ne suffit pas ? On envisagera l’ablation du sein. Boum.
Pas le temps de réfléchir, on recommence, deuxième opération le 30 octobre.
Le docteur A m’a ajoutée à son programme, je passerai en fin de journée. Comme le service ambulatoire ferme tôt, il va falloir dormir à l’hôpital.
Non, je ne veux pas, je trépigne, je veux ma maison, ma famille, je m’enfuirai. Le docteur A est gentil, il change son planning, on supprime la nuit à l’hôpital.
C’est reparti. Pyjama en papier, charlotte sur la tête. Puis longue attente, trop longue attente dans ma tenue seyante dont je commence à tenter de déchirer quelques lambeaux pour les donner en offrande à ma patience légendaire.
L’interne qui pose la perfusion sur ma main me fait très mal. Je déteste la perfusion sur la main. Je déteste l’idée, plus que la chose elle-même, je la déteste parce qu’elle est visible. Voir cette chose enfoncée dans la main me dégoûte, comme si on m’implantait un symbiote assoiffé de sang sous la peau. Je veux dormir, vite.
Sommeil anesthésique, passage dans le parking des pneus crevés, remontée dans la chambre.
On ne m’offre pas de croissant, tristesse.
On traîne à me retirer la perfusion, désespoir.
Mais avant de partir, l’infirmière me donne un coussin en forme de cœur offert par une association de femmes ayant eu le cancer du sein. Elles l’ont cousu elles-mêmes, me dit elle. La forme du cœur permet de le glisser sous l’aisselle opérée afin d’éviter la douleur.
Je les imagine, cousant mon coussin cœur, vêtues de dentelles et de voiles, assises dans un rocking-chair en osier, autour d’un thé au jasmin, en écoutant le duo des fleurs de Lakme. Peu importe la vérité, cette vision m’apaise. Ce cœur en tissu est un message d’amour entre sœurs souffrantes. C’est encore mieux qu’un croissant.
Le crabe a de nouveau prélevé sa livre de chair, je peux rentrer à la maison. Il faut encore attendre trois semaines pour les résultats d’analyse.
Cette fois-ci, on a profité de l’anesthésie pour implanter, pendant l’intervention, un port à cathéter au-dessus de l’autre sein en vue de la future chimio.
C’est une boîte directement reliée à l’artère, sur laquelle on pourra se brancher pour faire la chimio sans avoir besoin de piquer dans les veines du bras. Tant mieux, je déteste les perfusions. J’aime mieux la boîte.
Me voila donc équipée d’une boîte à l’intérieur de la poitrine. Une boîte ! Entre les os, les organes, les artères et les veines, on a de la place pour mettre une boîte dans le corps humain ? Elle tient comment ? Elle va bouger si je fais des grands gestes ? Elle va tomber si je saute en l’air ? Elle va rouiller avec le temps ? Et si on ne la retrouve pas ? angoisse, angoisse.
Par prudence, je décide de ne pas commencer le trampoline dans les prochains mois. Ni la boxe. Ni aucun sport.
La suite est plus difficile que la première fois. Impossible de dormir sur la gauche à cause de l’opération, impossible de dormir sur la droite à cause de la boîte.
Déploiement de la stratégie du bibendum, réquisition de tous les oreillers de la maison, deux pour caler le dos, un pour caler la tête, et le coussin cœur sous l’aisselle.
Lors du rendez-vous avec Anne, pour nettoyer le pansement, elle me prévient qu’il arrive parfois que des vaisseaux lymphatiques soient coupés pendant l’ablation des ganglions, et que cette imbécile de lymphe ne retrouve pas son chemin dans d’autres vaisseaux. Elle s’accumule sous le bras et forme un œuf qui pèse sur les petits nerfs sensibles. Si ça devient trop douloureux, on fait une ponction. Mais pas d’inquiétude, la plupart du temps ça se résout tout seul. Il y a des gens qui produisent plein de lymphe, d’autres non, on verra bien.
Je suis immédiatement certaine que je vais faire des œufs.
Et j’en fais, une vraie poule pondeuse. Je produis plein de lymphe sans GPS, de la lymphe égarée, ni futée ni aventureuse, qui préfère croupir sous l’aisselle plutôt que de se lancer dans la quête d’un vaisseau de secours. Lymphe stupide, tu m’énerves là.
Ma fille, qui travaille dans un laboratoire de recherche, s’extasie, c’est super la lymphe, on en a besoin, je la récupérerais bien pour le labo. Ah non, on ne touche pas à ma lymphe. Qu’on me laisse faire mes œufs tranquillement.
Faire des œufs de lymphe, c’est comique non ? Non, en fait, parce que ça fait un mal de chien.
Pour dormir, il faut gérer les hématomes du sein gauche, les hématomes sous l’aisselle gauche, la boîte à droite, et maintenant les œufs sous le bras. Les oreillers s’accumulent, je suis la princesse au petit pois.
Anne me fait cinq ponctions, cinq ! il parait que je figure dans les meilleurs scores. Je me donne à fond.
Je dois refaire de la kiné, j’en choisis une autre, une kiné qui reste avec moi, qui masse mes œufs, qui masse ma lymphe, qui me parle, qui ne joue pas à la majorette, et ça change tout. Elle me fait un bien fou. Les séances de kiné deviennent des moments doux et bavards.
Je trouve sur Internet une vidéo du CHU de Montréal, le CHUM, avec des exercices de drainage lymphatique. Je fais mes exercices tous les jours, mon rendez-vous quotidien avec mon Chum, sur fond d’accent québécois. La gym douce avec Lynda Lemay offre un potentiel comique de haut niveau.
Le seuil fatidique des trois semaines arrive. Le résultat des analyses est en approche.
Deux jours avant, lors de ma dernière ponction, j’ai croisé le Dr A dans le couloir. Il a souri, un sourire franc et vainqueur. Il m’a même dit de ne pas m’inquiéter pour les résultats à venir.
J’étais tellement saisie que je suis restée pétrifiée, je n’ai rien demandé, je ne suis pas certaine d’avoir compris, ni même d’avoir bien entendu.
Si bien que je vais à ce rendez-vous sans y croire. J’ai déjà commencé à dire au revoir à mon sein et réfléchi à une suite de ma vie en version amazone. Après tout, à quoi sert un sein, surtout le sein gauche, je vous le demande ?
Fille de peu de foi ! Cette fois, l’archange s’est défoncé, les résultats sont bons.
Ils n’ont pas trouvé de miettes de crabe en périphérie du prélèvement, et les ganglions sont enlevés, donc on s’arrête là, et je garde mon sein.
Non ? Si !
La suite de l’aventure se déroulera en oncologie.
Je demande à Anne de se faire muter en oncologie, elle ne veut pas. Mais je ne les connais pas les autres, et puis je vous aime tous ici, on est une bonne équipe, ne me laissez pas s’il vous plait. Non, ils ne veulent pas, il parait qu’ils sont gentils aussi en oncologie. Je boude.
En sortant, je croise une copine dans la rue, je lui annonce la bonne nouvelle, on rigole : « quel dommage, tu vas garder tes vieux seins ».
Pendant quelques jours, je me répète que la boulette est cuite.
Cuite cuite cuite.
La saison 1 de ma série hospitalière est terminée.
J’ai traversé le premier champ de bataille et j’en sors intacte, avec une unique cicatrice, pour ne pas oublier. C’est parfait.